Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 376

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 393-395).
◄  Lettre 375
Lettre 377  ►

376. — Á M. DE CIDEVILLE.
Paris, le 6 novembre.

Aimable ami, aimable critique, aimable poëte, en vous remerciant tendrement de votre Allégorie. Elle est pleine de très-beaux vers, pleine de sens et d’harmonie ; mon cœur, mon esprit, mes oreilles, vous ont la dernière obligation. Je me suis rencontré avec vous dans un vers que peut-être vous n’aurez point encore vu dans ma tragédie :

Toutes les passions sont en moi des fureurs.

Voici l’endroit tel que je l’ai corrigé en entier. C’est Vendôme qui parle à Adélaïde, au second acte :

Pardonne à ma fureur, toi seule en es la cause.
Ce que j’ai fait pour toi sans doute est peu de chose.

Non, tu ne me dois rien ; dans tes fers arrêté,
J’attends tout de toi seul, et n’ai rien mérité.
Te servir en esclave est ma grandeur suprême ;
C’est moi qui te dois tout, puisque c’est moi qui t’aime.
Tyran que j’idolâtre, et que rien ne fléchit,
Cruel objet des pleurs dont mon orgueil rougit,
Oui, tu tiens dans tes mains les destins de ma vie.
Mes sentiments, ma gloire, et mon ignominie.
Ne fais point succéder ma haine à mes douleurs.
Toutes les passions sont en moi des fureurs.
Dans mes soumissions crains-moi, crains ma colère[1].

Il y a encore bien d’autres endroits changés, et bien des corrections envoyées aux comédiens, depuis que je vous ai fait tenir la pièce. Pour le fond, il est toujours le même : on ne peut élever de nouveaux fondements comme on peut changer une antichambre et un cabinet, et toutes les beautés de détail sont des ornements presque perdus au théâtre. Le succès est dans le sujet même. Si le sujet n’est pas intéressant, les vers de Virgile et de Racine, les éclairs et les raisonnements de Corneille, ne feraient pas réussir l’ouvrage. Tous mes amis m’assurent que la pièce est touchante ; mais je consulterai toujours votre cœur et votre esprit, de préférence à tout le monde : c’est à eux à me parler ; il n’y a point de vérité qui puisse déplaire quand c’est vous qui la dites.

Souffrez aussi, mon cher ami, que je vous dise, avec cette même franchise que j’attends de vous, que je ne suis pas aussi content du fond de votre Allégorie et de la tissure de l’ouvrage que je le suis des beaux vers qui y sont répandus. Votre but est de prouver qu’on se trouve bien, dans la vieillesse, d’avoir fait provision dans son printemps, et qu’il faut, à vingt ans, songer à habiller l’homme de cinquante. La longue description des âges de l’homme est donc inutile à ce but. Pourquoi étendre en tant de vers ce qu’Horace et Despréaux ont dit en dix ou douze lignes connues de tout le monde ? Mais, direz-vous, je présente cette idée sous des images neuves. À cela je vous répondrai que cette image n’est ni naturelle, ni aimable, ni vraisemblable. Pourquoi cette montagne ? Pourquoi fera-t-il plus chaud au milieu qu’au bas ? Pourquoi différents climats dans une montagne ? Pourquoi se trouve-t-on tout d’un coup au sommet ? Une allégorie ne doit point être recherchée, tout s’y doit présenter de soi-même, rien ne doit y être étranger. Enfin, quand cette allégorie serait juste, et que vous en auriez retranché les longueurs, il resterait encore de quoi dire : non erat his locus[2].

Votre ouvrage serait, je crois, charmant, si vous vous renfermiez dans votre première idée : car de quoi s’agit-il ? de faire voir l’usage et l’abus du temps. Présentez-moi une déesse à qui tous les vieillards s’adressent pour avoir une vieillesse heureuse ; alors chaque sexagénaire vient exposer ce qu’il a fait dans sa vie, et leurs dernières années sont condamnées aux remords ou à l’ennui. Mais ceux qui ont cultivé leur esprit, comme mon cher Cideville, jouissent des biens acquis dans leur jeunesse, et sont heureux et honorés. Voilà un champ assez vaste ; mais tout ce qui sort de ce sujet est une morale hors d’œuvre. Votre montagne est une longue préface, une digression qui absorbe le fond de la chose. N’ayez simplement que votre sujet devant les yeux, et votre ouvrage deviendra un chef-d’œuvre.

Pour m’encourager à vous oser parler ainsi, envoyez-moi une bonne critique d’Adélaïde ; mais, surtout, ne gâtez point Linant. Je ne suis pas trop content de lui. Il est nourri, logé, chauffé, blanchi, vêtu, et je sais qu’il a dit que je lui avais fait manquer un beau poste de précepteur, pour l’attirer chez moi. Je ne l’ai cependant pris qu’à votre considération, et après que la dignité de précepteur lui a été refusée. Il ne travaille point, il ne fait rien, il se couche à sept heures du soir pour se lever à midi. Encouragez-le et grondez-le, en général. Si vous le traitez en homme du monde, vous le perdrez. Adieu.

  1. Ces vers ne se lisent plus dans Adélaïde ; ils sont dans les variantes du second acte, et même avec quelques différences.
  2. Horace, de Arte poet., 19.