Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 375

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 391-393).
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375. — Á M. L’ABBÉ DE SADE.
À Paris, le 13 novembre.

Vous m’avez écrit, monsieur, en arrivant, et je me suis bien douté que vous n’auriez pas demeuré huit jours dans ce pays-là que vous n’écririez plus qu’à vos maîtresses. Je vous fais mon compliment sur le mariage de monsieur votre frère ; mais j’aimerais encore mieux vous voir sacrer que de lui voir donner la bénédiction nuptiale. On s’est très-souvent repenti du sacrement de mariage, et jamais de l’onction épiscopale.

Je viens d’écrire à M. de Sade cette petite guenille :

Vous suivez donc les étendards
De Bellone et de l’Hyménée ;
Vous vous enrôlez cette année
Et sous Carman et sous Villars[1].
Le doyen des héros, une beauté novice,
Vont vous occuper tour à tour.
Et vous nous apprendrez un jour
Quel est le plus rude service
Ou de Villars ou de l’Amour.

Ceci n’est bon que pour votre trinité indulgente[2]. Je vous destinais des vers un peu plus ampoulés : c’est une nouvelle édition de la Henriade. J’ai remis entre les mains de M. Malijac un petit paquet contenant une Henriade pour vous, et une pour M. de Caumont. Je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir procuré l’honneur et l’agrément de son commerce ; mais c’est à lui que je dois à présent m’adresser, pour ne pas perdre le vôtre. Il semble que vous ayez voulu vous défaire de moi pour me donner à M. de Caumont, comme on donne sa vieille maîtresse à son ami. Je veux lui plaire, mais je vous ferai toujours des coquetteries. Je ne lui ai pas pu envoyer les Lettres en anglais, parce que je n’en ai qu’un exemplaire, ni en français, parce que je ne veux point être brûlé sitôt.

Comment ! M. de Caumont sait aussi l’anglais ! Vous devriez bien l’apprendre. Vous l’apprendrez sûrement, car Mme du Châtelet l’a appris en quinze jours. Elle traduit déjà tout courant ; elle n’a eu que cinq leçons d’un maître irlandais. En vérité, Mme du Châtelet est un prodige, et on est bien neuf à notre cour.

Voulez-vous des nouvelles ? Le fort de Kehl vient d’être pris ; la flotte d’Alicante est en Sicile ; et, tandis qu’on coupe les deux ailes de l’aigle impériale, en Italie et en Allemagne, le roi Stanislas est plus empêché que jamais. Une grande moitié de sa petite armée l’a abandonné pour aller recevoir une paye plus forte de l’électeur-roi.

Cependant le roi de Prusse[3] se fait faire la cour par tout le monde, et ne se déclare encore pour personne. Les Hollandais veulent être neutres, et vendre librement leur poivre et leur cannelle. Les Anglais voudraient secourir l’empereur, et ils le feront trop tard.

Voilà la situation présente de l’Europe ; mais à Paris on ne songe point à tout cela. On ne parle que du rossignol que chante Mlle Petitpas[4], et du procès qu’a Bernard[5] avec Servandoni, pour le payement de ses impertinentes magnificences.

Adieu ; quand vous serez las de toute autre chose, souvenez-vous que Voltaire est à vous toute sa vie, avec le dévouement le plus tendre et le plus inviolable.

  1. Variante. Avec Carman, avec Villars. (Copie faisant partie des collections de la reine Ulrique, n° 47 du catalogue de la bibliothèque de Drottningholm. Lettres et Poésies inédites de Voltaire, Paris, Cabinet du bibliophile, 1872.)
  2. Ils étaient trois frères, le comte, le chevalier, et l’abbé (voyez nos 361 et 369). Voici la réponse du comte aux vers de Voltaire :

    « Ami, je suis les étendards
    De Bellone et de l′Hyménée.
    Si je quitte une épouse aimée,
    C’est pour voir triompher Villars.
    Mars et l’Amour me trouveront novice,
    Et je m’instruirai tour à tour,
    Avec Villars, des rigueurs du service.
    Avec Carman, des douceurs de l’amour.

    « Vous voyez, mon cher ami, que quand on me fournit la rime et la pensée, je fais des vers tant que l’on veut. »

  3. Frédéric-Guillaume Ier, père du grand Frédéric.
  4. Dans l’opéra d’Hippolyte et Aricie.
  5. Samuel-Jacques Bernard, comte de Coubert, né en 1686, fils de Samuel Bernard, fut longtemps surintendant de la maison de la reine, et finit par faire banqueroute, vers 1753 : il était beau-frère, par sa sœur, du premier président de la grand’chambre Molé, et allié aux Biron, aux Duroure, et aux Boulainvilliers. (Cl.)