Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 371

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 388-390).
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371. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, ce 27 octobre.

Aujourd’hui est partie par le coche certaine Adélaïde du Guesclin, qui va trouver l’intime ami de son père avec des sentiments fort tendres, beaucoup de modestie, et quelquefois de l’orgueil, de temps en temps des vers frappés, mais quelquefois d’assez faibles. Elle espère que l’élégant, le tendre, l’harmonieux Cideville lui dira tous ses défauts, et elle fera tout ce qu’elle pourra pour s’en corriger. Moi, père d’Adélaïde, je me meurs de regret de ne pouvoir venir vous entretenir sur tout cela.

Parve (sed invideo ), sino me, liber, ibis ad illum.

(Ovid., Trist., liv. I, eleg. i, v. 1.)

« Ad illum qui, absens et præsens, mihi semper erit carissimus[1]. »

J’attends votre Allégorie ; il me faut de temps en temps de quoi supporter votre absence ; je parle souvent de vous avec Linant. Vous faites cent fois plus de besogne que lui. Les occupations continuelles de votre charge, loin de rebuter votre muse, l’encouragent et l’animent ; vous sortez du temple de Thémis comme de celui d’Apollon. Je ne sais pas encore quel fruit Linant aura tiré de votre société et de vos conseils, mais je n’ai encore rien vu de lui. Il y a deux ans que je lui ai fait donner son entrée à la Comédie, sur la parole qu’il ferait une pièce. Je lui ai enfin fourni un sujet[2], au lieu de son Sabinus, qui n’était point du tout théâtral. Il n’a pas seulement mis par écrit le plan que je lui ai donné. Je le plains fort s’il ne travaille pas, car il me semble qu’étant un peu fier et très-gueux, si, avec cela, il est paresseux et ignorant, il ne doit espérer qu’un avenir bien misérable. Il a eu le malheur de se brouiller chez moi avec toute la maison : cela met, malgré que j’en aie, bien du désagrément dans sa vie. Celui[3] qui se mêle de mes petites affaires, et sa femme, s’étaient plaints souvent de lui. Je les avais raccommodés ; les voilà, cette fois-ci, brouillés sans apparence de retour. Cela me fâche d’autant plus que Linant en souffre, et que, malgré toutes mes attentions, je ne peux empêcher mille petits désagréments que des gens, qui ne sont pas tout à fait mes domestiques, sont à portée de lui faire essuyer sans que j’en sache rien. Je vous rends compte de ces petits détails, parce que je l’aime et que vous l’aimez. Je suis persuadé que vous aurez la bonté de lui donner des conseils dont il profitera. J’ai bien peur que jusqu’ici vous ne lui ayez donné que de l’amour-propre.

Personne n’est plus persuadé que moi que tous les hommes sont égaux ; mais, avec cette maxime, on court risque de mourir de faim si on ne travaille pas ; et il lui sera tout au plus permis de se croire au-dessus de son état quand il aura fait quelque chose de bon. Mais jusque-là il doit songer qu’il est jeune, et qu’il a besoin de travail. Je ne lui dis pas le quart de tout cela, parce que j’aurais l’air d’abuser du peu de bien que je lui fais, ou de prendre le parti de ceux avec lesquels il s’est brouillé assez mal à propos. Encore une fois, pardonnez ces détails à la confiance que j’ai en vous, et à l’envie d’être utile à un homme que vous m’avez recommandé.

  1. Térence, Adelphes, acte I, scène i.
  2. Ramessès ; voyez la note de la lettre 356.
  3. Demoulin. Voyez la note 3 de la page 77.