Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 368

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 385-386).
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368. — Á M. DE CIDEVILLE.
Octobre.
 

Mais quand pourrai-je donc, mon très-cher ami, vous être aussi utile à Paris que vous me l’êtes à Rouen ? Vous passez douze mois de l’année à me rendre des services ; vous m’écrivez de plus des vers charmants, et je suis comme une bégueule, qui me laisse aimer. Non, mon cher Cideville, je ne suis pas si bégueule ; je vous aime de tout mon cœur, je travaille pour vous, j’ai retouché deux actes d′Adélaïde, je raccommode encore mon opéra tous les jours, et le tout pour vous plaire, car vous me valez tout un public.

Et si me tragicis vatibus inseres,
Sublimi feriam sidéra vertice.

(Hor., liv. I, od. i.)

C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.

(Boileau, ép. vii, v. 100.)

À l’égard de ma personne, à laquelle vous daignez vous intéresser avec tant de bonté, je suis obligé de vous dire, en conscience, que je ne suis pas si malheureux que vous le pensez. Je crois vous avoir déjà dit en vers d’Horace :

Non agimur tumidis velis aquilone secundo ;
Non tamen adversis ætatem ducimus austris,
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.

(Liv. II, ép. ii, v. 201.)

Mais voilà mon seul embarras, et ma petite santé est mon seul malheur. Je tâche de mener une vie conforme à l’état où je me trouve, sans passions désagréables, sans ambition, sans envie, avec beaucoup de connaissances, peu d’amis, et beaucoup de goûts. En vérité je suis plus heureux que je ne mérite.

Mon cœur même à l’amour quelquefois s’abandonne :
J’ai bien peu de tempérament ;
Mais ma maîtresse me pardonne,
Et je l’aime plus tendrement.

À Paris, 14 octobre.

Que direz-vous de moi ? Il y a trois jours que cette lettre devait partir ; mais j’ai été malade, j’ai couru, et je vous demande pardon. Voici un petit papier ci-joint que je vous supplie bien fort de faire tenir à Jore, afin qu’il l’imprime à la fin des Remarques du sieur La Motraye.

Adieu ; je n’ai pas un moment ; je vous embrasse. Linant vous écrit. Il n’y a rien de nouveau encore ; on ne sait si les Français ont passé le Rhin, ni si les Russes ont passé la Vistule. Jamais les fleuves n’ont été si difficiles à traverser que cette année. V.

  1. Une page et demie est coupée et raturée, au commencement de l’original de cette lettre, datée d’octobre 1733. (Cl.)