Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 363

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 380-381).
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363. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 15 septembre.

Eh bien ! mon cher ami, vous n’avez encore ni opéra, ni Adélaïde, ni petites pièces fugitives ; et vous ne m’avez point envoyé votre Allégorie, et Linant m’a quitté sans avoir achevé une scène de sa tragédie.

vanas hominum mentes ! o pectora cæca[1] !

Jore devrait être déjà parti avec un ballot de vers, de ma part ; mais le pauvre diable est actuellement caché dans un galetas, espérant peu en Dieu, et craignant fort les exempts. Un nommé Vanneroux, la terreur des jansénistes, et aussi renommé que Desgrets, est parti pour aller fureter dans Rouen, et pour voir si Jore n’aurait point imprimé certaines Lettres anglaises que l’on croit ici un ouvrage du malin, Jore jure qu’il est innocent, qu’il ne sait ce que c’est que tout cela, et qu’on ne trouvera rien. Je ne sais pas si je le verrai avant le départ clandestin qu’il médite pour revenir voir sa très-chère patrie. Je vous prie, quand vous le reverrez, de lui recommander extrêmement la crainte du garde des sceaux et de Vanneroux. S’il fait paraître un seul exemplaire de cet ouvrage, assurément il sera perdu, lui et toute sa famille. Qu’il ne se hâte point ; le temps amène tout. Il est convaincu de ce qu’il doit faire ; mais ce n’est pas assez d’avoir la foi, si vous ne le confirmez dans la pratique des bonnes œuvres.

J’ai vu enfin la présidente de Bernières. Est-il possible que nous ayons dit adieu, pour toujours, à la Rivière-Bourdet ? Qu’il serait doux de nous y revoir ! Ne pourrions-nous point mettre le président dans un couvent, et venir manger ses canetons[2] chez lui ?

Je reste constamment dans mon ermitage, vis-à-vis Saint-Gervais, où je mène une vie philosophique, troublée quelquefois par des coliques, et par la sainte inquisition qui est à présent sur la littérature. Il est triste de souffrir, mais il est plus dur encore de ne pouvoir penser avec une honnête liberté, et que le plus beau privilège de l’humanité nous soit ravi : fari quæ sentiat[3]. La vie d’un homme de lettres est la liberté. Pourquoi faut-il subir les rigueurs de l’esclavage, dans le plus aimable pays de l’univers, que l’on ne peut quitter, et dans lequel il est si dangereux de vivre !

Thieriot jouit en paix, à Londres, du fruit de mes travaux ; et moi, je suis en transes à Paris : laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt[4]. Il n’y a guère de semaines où je ne reçoive des lettres des pays étrangers, par lesquelles on m’invite à quitter la France J’envie souvent à Descartes sa solitude d’Egmont, quoique je ne lui envie point ses tourbillons et sa métaphysique. Mais enfin je finirai par renoncer ou à mon pays ou à la passion de penser tout haut. C’est le parti le plus sage. Il ne faut songer qu’à vivre avec soi-même et avec ses amis, et non à s’établir une seconde existence très-chimérique dans l’esprit des autres hommes. Le bonheur ou le mal est réel, et la réputation n’est qu’un songe.

Si j’avais le bonheur de vivre avec un ami comme vous je ne souhaiterais plus rien ; mais, loin de vous, il faut que je me console en travaillant, et, quand un ouvrage est fait, on a la rage de le montrer au public. Que tout cela n’empêche point Linant de nous faire une bonne tragédie, que je mette mes armes entre ses mains : illum oportet crescere, me autem minui (saint Jean ch. iii, v. 30).

Adieu, charmant ami.

  1. Lucrèce, II, 14.
  2. Les meilleurs canetons, dits de Rouen, viennent de Duclair, canton auquel appartient la Rivière-Bourdet, (Cl.)
  3. Horace, liv. I, ép. iv, v. 9.
  4. Pensée de saint Augustin, citée dans la lettre 137.