Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 362

Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 378-380).
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362. — Á M. JACOB VERNET[1],
à genève.
Paris, 14 septembre.

Votre conversation, monsieur, me fit extrêmement désirer d’avoir avec vous un commerce suivi. Je vois avec une satisfaction extrême que vous n’êtes pas de ces voyageurs qui visitent en passant les gens de lettres, comme on va voir des statues et des tableaux, pour satisfaire une curiosité passagère. Vous me faites sentir tout le prix de votre correspondance, et je vous dis déjà, sans aucun compliment, que vous avez en moi un ami : car sur quoi l’amitié peut-elle être fondée, si ce n’est sur l’estime et sur le rapport des goûts et des sentiments ? Vous m’avez paru un philosophe pensant librement et parlant sagement ; vous méprisez d’ailleurs ce style efféminé, plein d’afféterie et vide de choses, dont les frivoles auteurs de notre Académie française ont énervé notre langue. Vous aimez le vrai, et le style mâle, qui seul appartient au vrai. Puis-je, avec cela, ne pas vous aimer ? C’est pour le style impertinent, dont la France est inondée aujourd’hui, qu’il ne faut point d’indulgence : car on ramène les hommes au bon sens sur ces bagatelles. Mais, en fait de religion, nous avons, je crois, vous et moi, de la tolérance, parce qu’on ne ramène jamais les hommes sur ce point. Je passe tout aux hommes, pourvu qu’ils ne soient pas persécuteurs. J’aimerais Calvin, s’il n’avait pas fait brûler Servet ; je serais serviteur du concile de Constance, sans les fagots de Jean Huss.

Ces Lettres anglaises, dont vous me parlez, sont écrites avec cet esprit de liberté qui peut-être m’attirera en France des persécutions, mais qui me vaudra votre estime ; elles ne paraissent encore qu’en anglais, et j’ai fait ce que j’ai pu pour faire suspendre l’édition française. Je ne sais si j’en viendrai à bout ; mais jugez, monsieur, de la différence qui se trouve entre les Anglais et les Français : ces Lettres ont paru seulement philosophiques aux lecteurs de Londres ; et, à Paris, on les appelle déjà impies, sans les avoir vues. Celui qui passe ici pour un tolérant passe bientôt pour un athée. Les dévots et les esprits frivoles, les uns trompeurs et les autres trompés, crient à l’impiété contre quiconque ose penser humainement ; et, de ce qu’un homme a fait une plaisanterie contre les quakers, nos catholiques concluent qu’ils ne croient pas en Dieu.

À propos de quakers, vous me demandez mon avis, dans votre lettre, sur le vous et sur le toi[2]. Je vous dirai aussi hardiment ce que je pense sur cette bagatelle que je serai timide devant vous sur une question importante. Je crois que, dans le discours ordinaire, le vous est nécessaire, parce qu’il est d’usage, et qu’il faut parler aux hommes le langage établi par eux ; mais, dans ces mouvements d’éloquence où l’on doit s’élever au-dessus du langage vulgaire, comme quand on parle à Dieu, ou qu’on fait parler les passions, je crois que le tu a d’autant plus de force qu’il s’éloigne du vous : car le tu est le langage de la vérité, et le vous le langage du compliment.

Je ne suis point étonné que vous n’ayez pu lire la tragédie de Gustave : quiconque écrit en vers doit écrire en beaux vers, ou ne sera point lu. Les poètes ne réussissent que par les beautés de détail. Sans cela Virgile et Chapelain, Racine et Campistron, Milton et Ogilby, le Tasse et Rolli[3], seraient égaux.

Je vous serais obligé de m’adresser le libraire dont vous m’avez parlé ; je vous serais encore plus obligé si vous vouliez bien m’écrire quelquefois. Vous m’avez fait aimer votre personne et vos lettres. Faites-moi ici votre correspondant.

Je suis, etc.

Voltaire.

  1. Jacob Vernet, né à Genève en 1698, mort le 26 mars 1789. Étant à Paris en 1725, lors du miracle de Mlle Lafosse (Voyez t. XV, p. 61), il publia trois écrits à ce sujet. Il se brouilla, en 1757, avec Voltaire, qui ne le ménagea pas. Voyez, entre autres pièces, tome X, la satire intitulée l’Hypocrisie (année 1767) ; tome XXIV, page 134, le second des Dialogues chrétiens ; et tome XXV, page 491, la Lettre curieuse de M. Robert Covelle (année 1766). On a parlé de Vernet dans les notes, tomes XII, page 303, et XXIV, page 86.
  2. Au nombre des écrits de Vernet est une Lettre sur la coutume d′employer le vous au lieu du tu, et sur cette question : Doit-on employer le tutoiement dans nos versions, surtout dans celles de la Bible ? 1752, in-8o. (B.)
  3. Jean Ogilby, né en 1600, mort en 1676, fit une traduction d’Homère que Pope disait au-dessous de la critique. Paul Rolli est l’auteur d’une critique de l’Essai sur la Poésie épique de Voltare. Voyez tome VIII, page 304.