Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 287

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 300-302).
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287. — Á M. DE MAUPERTUIS.
Fontainebleau, mercredi[1].

Ah ! il me vient un scrupule affreux, et toute ma foi est ébranlée ; si vous n’avez pitié de moi, la grâce m’abandonne.

Si B D vaut réellement quinze pieds, j’ai l’honneur d’être très croyant. Mais la lune ne peut être supposée tomber en D d’une minute, qu’il ne soit démontré que l’effort seul de la pesanteur l’a fait tomber en F dans l’espace d’une minute.

Or il est certain que le mouvement circulaire de B en F, dans l’espace d’une minute, est composé de deux mouvements dont un seul lui ferait décrire la tangente ; l’autre l’attirerait en A. Si la lune partant de B ne suivait que le mouvement de projectile, elle serait arrivée plus loin qu’E dans sa tangente, dans l’espace d’une minute, puisque, durant ce temps, la pesanteur l’a toujours rapprochée d’A ; et réciproquement, si elle n’avait eu que sa détermination vers le centre, elle serait tombée plus bas que E, puisque, dans ce temps, elle était toujours poussée par le mouvement en ligne droite. Il paraît donc faux de dire que l’effort de la pesanteur seul a fait tomber le globe de E en F. Certainement cet effort seul l’aurait entraînée plus bas, comme la tangente seule l’aurait conduite plus loin. Mais la lune se trouve en F parce que ces deux forces sont balancées l’une par l’autre. Je ne peux donc pas connaître par là quelle est la force absolue de la pesanteur. Ces quinze pieds que l′on compte de E en F ne sont que le résultat d’une partie de la force centripète. Donc la lune abandonnée à elle-même tomberait de beaucoup plus de quinze pieds, Donc la proportion supposée selon les carrés des distances ne se trouve plus ; donc ce n’est pas le même pouvoir qui agit sur les corps graves dans notre atmosphère, et qui retient la lune dans son orbite.

Ces objections que je me fais me paraissent assez fortes, et je les fortifie encore par ce raisonnement-ci :

Le corps A, poussé dans la diagonale A R, n’y est poussé que par les quatre degrés de force qu’il a dans la ligne horizontale, et les deux degrés qu’il a dans sa perpendiculaire. Cette force qui l’entraîne dans la perpendiculaire n’est que de deux degrés, parce que la force contraire est de quatre ; mais si cette force contraire était ôtée, certainement la force perpendiculaire aurait eu bien plus de deux degrés, et ce corps, qui arrive en R au bout de deux secondes dans sa diagonale, aurait parcouru un espace beaucoup plus grand en même temps, s’il avait été abandonné au seul mouvement de la pesanteur. Cette expérience est sûre et commune sur la terre : donc il en arrive autant là-haut. Donc, si le corps A, n’ayant ici qu’un seul mouvement, serait tombé bien plus bas que B, de même, dans la première figure, B devrait, n’ayant qu’un seul mouvement, tomber bien plus bas que D. Donc, encore une fois, la pesanteur seule ferait tomber un corps en cet endroit de beaucoup plus que quinze pieds par minute.

Peut-être ne sais-je ce que je dis. Je m’en vais entendre la musique de Tancrède[2] et j’attends votre réponse avec toute la docilité d’un disciple assez heureux pour avoir trouvé un maître tel que vous :

Non ita certandi cupidus quam propter amorem
Quod te imitari aveo, Quid enim contendat hirundo
Cvcnis, etc.

(Lucr., liv. III, v. 5.)

Je vous cite toujours des vers ; mais je crois que vous ne haïssez pas des bribes de Lucrèce.

  1. Dans l’autographe, cette lettre est ainsi datée. Les éditeurs qui m’ont précédé l’ont datée du 5 novembre, et cette date peut être juste, puisqu’en 1732 le 5 novembre était un mercredi. (B.)
  2. Opéra de Danchet, musique de Campra, joué pour la première fois en 1702, et repris plusieurs fois avec des changements.