Correspondance de Voltaire/1732/Lettre 257

Correspondance de Voltaire/1732
Correspondance : année 1732GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 259-260).
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257. — À M. DE FORMONT.
Du 29 avril 1732.

Formont, chez nous tant regretté,
Toi qui, parlant avec finesse,
Pensés avec solidité,
Et, sans languir dans la paresse,
Vis heureux dans l’oisiveté.
Dis-nous un peu, sans vanité,
Des nouvelles de la Sagesse
Et de sa sœur la Volupté ;
Car on sait bien qu’à ton côté
Ces deux filles vivent sans cesse.
L’une et l’autre est une maîtresse.
Pour qui j’ai beaucoup de tendresse,
Mais dont Formont seul a tâté.

Je compte, mon cher Formont, que vous aurez incessamment quelques manuscrits de ma façon, puisqu’on vous a débarrassé du dépôt de mes folies imprimées. Je vous enverrai Ériphyle, de la nouvelle fournée, avec trois actes nouveaux, le tout accompagné d’une façon de compliment en vers, selon la méthode antique, lequel sera récité par Dufresne[1] jeudi prochain. C’est ce jour-là que le parterre jugera Ériphyle en dernier ressort ; mais je veux qu’auparavant elle soit jugée par vous et par M. de Cideville, les deux meilleurs magistrats de mon parlement. J’écrivis hier à notre cher Cideville, mais j’étais si pressé que je ne lui mandai rien du tout. Vous aurez aujourd’hui la petite épigramme, assez naïve à mon sens, sur Néricault Destouches :

Néricault, dans sa comédie,
Croit qu’il a peint le glorieux ;
Pour moi je crois, quoi qu’il nous die,
Que sa préface le peint mieux.

D’ailleurs, il n’y a rien ici qui vaille, en ouvrages nouveaux. Nous allons avoir, cet été, une comédie en prose, du sieur Marivaux, sous le titre des Serments indiscrets[2]. Vous croyez bien qu’il y aura beaucoup de métaphysique et peu de naturel ; et que les cafés applaudiront, pendant que les honnêtes gens n’entendront rien.

Vous savez que la petite Dufresne[3], in articulo mortis, a signé un beau billet conçu en ces termes : « Je promets à Dieu et à M. le curé de Saint-Sulpice de ne jamais remonter sur le théâtre. » Tout le monde dit : « Oh ! le beau billet qu’a La Châtre ! » Pour nous autres Fontaine-Martel, nous jouons la comédie assez régulièrement. Nous répétâmes hier la nouvelle Ériphyle. Nous faisons quelquefois bonne chère, assez souvent mauvaise ; mais, soit qu’on meure de faim ou qu’on se crève, on dit toujours : « Ah ! si M. de Formont était là ! » Adieu, mon cher ami ; personne ne vous aime plus tendrement que, etc.

  1. Abraham-Alexis Quinault-Dufresne, mort en 1767. Ce fut lui qui créa le rôle d’Œdipe, en 1718
  2. Pièce en cinq actes, jouée le 8 juin 1732.
  3. Mlle Deseine, qui avait épousé, en 1727, A.-A. Quinault-Dufresne, et que Voltaire appelle la petite Dufresne parce qu’elle était d’une taille médiocre, avait débuté en 1724. Elle quitta le théâtre en décembre 1732, mais y remonta en mai 1733, se retira définitivement en 1736, et mourut en 1759.