Correspondance de Voltaire/1730/Lettre 200

Correspondance de Voltaire/1730
Correspondance : année 1730GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 198-200).
◄  Lettre 199
Lettre 201  ►

200. — AU P. PORÉE[1].

Paris, 7 janvier 1730.

Je vous envoie, mon cher père, la nouvelle édition qu’on vient de faire de la tragédie d’Œdipe. J’ai eu soin d’effacer, autant que je l’ai pu, les couleurs fades d’un amour déplacé, que j’avais mêlées malgré moi aux traits mâles et terribles que ce sujet exige.

Je veux d’abord que vous sachiez, pour ma justification, que, tout jeune que j’étais quand je fis l’Œdipe, je le composai à peu près tel que vous le voyez aujourd’hui : j’étais plein de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu le théâtre de Paris ; je travaillai à peu près comme si j’avais été à Athènes. Je consultai M. Dacier, qui était du pays ; il me conseilla de mettre un chœur dans toutes les scènes, à la manière des Grecs : c’était me conseiller de me promener dans Paris avec la robe de Platon. J’eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce ; j’en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles virent qu’il n’y avait point de rôle pour l’amoureuse. On trouva la scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient dans ce temps-là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de représenter l’ouvrage.

J’étais extrêmement jeune ; je crus qu’ils avaient raison : je gâtai ma pièce, pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un sujet qui le comporte si peu. Quand on vit un peu d’amour, on fut moins mécontent de moi ; mais on ne voulut point du tout de cette grande scène entre Jocaste et Œdipe : on se moqua de Sophocle et de son imitateur. Je tins bon ; je dis mes raisons, j’employai des amis ; enfin ce ne fut qu’à force de protections que j’obtins qu’on jouerait Œdipe.

Il y avait un acteur nommé Quinault (Dufresne), qui dit tout haut que, pour me punir de mon opiniâtreté, il fallait jouer la pièce telle qu’elle était, avec ce mauvais quatrième acte tiré du grec. On me regardait d’ailleurs comme un téméraire d’oser traiter un sujet où Pierre Corneille avait si bien réussi. On trouvait alors l’Œdipe de Corneille excellent ; je le trouvais un fort mauvais ouvrage, et je n’osais le dire ; je ne le dis enfin qu’au bout de dix ans, quand tout le monde est de mon avis.

Il faut souvent bien du temps pour que justice soit rendue : on l’a faite un peu plus tôt aux deux Œdipes de M. de Lamotte. Le révérend P. de Tournemine a dû vous communiquer la petite préface dans laquelle je lui livre bataille. M. de Lamotte a bien de l’esprit : il est un peu comme cet athlète grec qui, quand il était terrassé, prouvait qu’il avait le dessus.

Je ne suis de son avis sur rien ; mais vous m’avez appris à faire une guerre d’honnête homme. J’écris avec tant de civilité contre lui que je l’ai demandé lui-même pour examinateur de cette préface, où je tâche de lui prouver son tort à chaque ligne ; et il a lui-même approuvé ma petite dissertation polémique. Voilà comme les gens de lettres devraient se combattre : voilà comme ils en useraient s’ils avaient été à votre école ; mais ils sont d’ordinaire plus mordants que des avocats, et plus emportés que des jansénistes. Les lettres humaines sont devenues très-inhumaines : on injurie, on cabale, on calomnie, on fait des couplets. Il est plaisant qu’il soit permis de dire aux gens par écrit ce qu’on n’oserait pas leur dire en face ! Vous m’avez appris, mon cher père, à fuir ces bassesses, et à savoir vivre comme à savoir écrire.

Les Muses, filles du ciel,
Sont des sœurs sans jalousie :
Elles vivent d’ambrosie,
Et non d’absinthe et de fiel ;
Et quand Jupiter appelle
Leur assemblée immortelle
Aux fêtes qu’il donne aux dieux,
Il défend que le satyre
Trouble les sons de leur lyre
Par ses sons audacieux.

Adieu, mon cher et révérend père : je suis pour jamais à vous et aux vôtres, avec la tendre reconnaissance que je vous dois, et que ceux qui ont été élevés par vous ne conservent pas toujours, etc.

  1. Cette lettre a été imprimée, pour la première fois, en 1748, dans le tome IV de l’édition faite à Dresde des Œuvres de Voltaire. Une note ajoutée en 1752 était ainsi conçue : « Cette lettre a été trouvée dans les papiers du P. Porée après sa mort. » Charles Porée était mort en 1741 (voyez tome XIV, page 116). Jusqu’à présent cette lettre a été imprimée en tête d’Œdipe, et sous la date du 7 janvier 1729. D’après son contenu, il me semble qu’elle doit être non de cette année, mais de 1730. (B.)