Correspondance de Voltaire/1729/Lettre 199

Correspondance de Voltaire/1729
Correspondance : année 1729GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 196-198).
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199. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT[1].

1729.

Ô vous ! l’un des meilleurs suppôts
Du dieu que le buveur adore,
Vous qu’Amour doit compter encore
Au rang de ses zélés dévots ;
Hénault, convive infatigable,
Que j’aime ta vivacité,
Et ce tour d’esprit agréable,
Qui font goûter la volupté ;
Lorsque, versant à pleines tasses,

Vous répétez le soir à tous vos auditeurs
Ces contes, ces chansons, ces discours enchanteurs,

Dictés le matin par les Grâces !

Depuis mon départ de Paris, que je fis assez solennellement en buvant à votre santé, j’ai cru qu’il était inutile de vous écrire que je m’ennuie beaucoup en ce séjour, et que j’y étais arrivé en assez mauvais état. Deux amis m’emballèrent à minuit, sans avoir soupé, dans une chaise de poste ; et après avoir couru pendant deux nuits pour aller prendre des actions, nous entrâmes dans la Lorraine[2], par la route de Metz, qui est un pays d’un très-petit commerce, fort ingrat, et très-peu peuplé :

Car, après de fort longues plaines.
L’on atteint des petits hameaux,
Et quelques huttes fort vilaines,
Faites de planches de bateaux.
Là de modernes Diogènes,
Dans leurs futailles de tonneaux,
Vivant de pain d’orge et de faînes,

Se croient exempts de tous maux
Quand ils sont exempts de travaux.

Jugez, mon cher monsieur, de la bonne chère avec laquelle nous fûmes régalés par ces coquins, qui préfèrent leur oiseuse stupidité aux commodités qu’un peu de peine et d’industrie fournit à nous autres Français. Une pareille misère ne me fit pas augurer en faveur des actions ; et comme j’étais fort mal en arrivant à Nancy, je remis à deux ou trois jours pour souscrire. Nous trouvâmes à l’hôtel de la Compagnie du commerce plusieurs bourgeois et quelques docteurs qui nous dirent que Son Altesse royale avait défendu très-expressément de donner des actions à tous les étrangers, et nous raillèrent en disant dans leur patois lorrain :

Vous voulez être nos confrères,
Messieurs, soyez les bienvenus ;
Vous êtes des actionnaires
Dépouillés de vos revenus :
Sans doute avec quelques pistoles,
Que vous avez pour tout débris,
Vous venez exprès de Paris
Pour emporter nos léopoles.

En effet ils disaient la vérité, et malgré leur turlupinade, après de pressantes sollicitations, ils me laissèrent souscrire pour cinquante actions, qui me furent délivrées huit jours après, à cause de l’heureuse conformité de mon nom avec celui d’un gentilhomme de Son Altesse royale : car aucun étranger n’en a pu avoir. J’ai profité de la demande de ce papier assez promptement ; j’ai triplé mon or, et dans peu j’espère jouir de mes doublons avec gens comme vous. Faites-en part à ceux que vous croyez s’intéresser à ce qui me regarde.

Salut au bon père Finot,
À qui vous lirez ma légende,
À Faucheur, Douville, en un mot,
À toute la bachique bande :
Pour l’aimable et galant de Trois,
Qui me réduit presque aux abois
Quand il exerce sa critique,
Dites-lui donc, quand quelquefois,
Après réplique sur réplique,
Sans savoir bonnement pourquoi,
Je m’emporte et je me lutine.
Pour Dieu, qu’il ait pitié de moi
Et de ma petite poitrine.

À l’égard de l’illustre papa Gueton, avec qui l’esprit et la santé ont fait un traité de société inaltérable, on peut fort bien lui appliquer, sans que la comparaison cloche,

Ce qu’on disait de Desbarreaux,
Que les anciens ni les nouveaux,
N’ont encore jamais vu naître
Homme qui sût si bien connaître.
La nature des bons morceaux.

Vous pouvez lui dire, comme une chose de son ressort et à laquelle il s’intéresse, que de Bourgogne et des autres pays vignobles

Nouvelle nous est arrivée
Que nous avons pleine vinée ;
Mais que Bacchus, dans ces beaux lieux,
Par de trop fréquentes rosées,
Avait ses tonnes épuisées ;
Qu’ainsi je crois que pour le mieux
Il faut se préparer sans peine,
En ménageant votre vin vieux,
À goûter celui de Surène.

  1. Cette lettre est de 1729, mais nous ne savons de quel mois.
  2. La Lorraine n’était pas encore française.