Correspondance de Voltaire/1728/Lettre 180

Correspondance de Voltaire/1728
Correspondance : année 1728GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 181-182).
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180. — À M. THIERIOT.

À Londres, 4 août 1728.

Voici qui vous surprendra, mon cher Thieriot : c’est une lettre en français. Il me paraît que vous n’aimez pas assez la langue anglaise, pour que je continue mon chiffre avec vous. Recevez donc, en langue vulgaire, les tendres assurances de ma constante amitié. Je suis bien aise d’ailleurs de vous dire intelligiblement que si on a fait en France des recherches de la Henriade chez les libraires, ce n’a été qu’à ma sollicitation. J’écrivis, il y a quelque temps, à M. le garde des sceaux[1] et à M. le lieutenant de police de Paris, pour les supplier de supprimer les éditions étrangères de mon livre, et surtout celle où l’on trouverait cette misérable Critique[2] dont vous me parlez dans vos lettres. L’auteur est un réfugié[3] connu à Londres, et qui ne se cache point de l’avoir écrite. Il n’y a que Paris au monde où l’on puisse me soupçonner de cette guenille : mais

Odi profanum vulgus, et arceo ;

(Hor., lib. III, od. I.)

et les sots jugements et les folles opinions du vulgaire ne rendront point malheureux un homme qui a appris à supporter les malheurs réels : et qui méprise les grands peut bien mépriser les sots. Je suis dans la résolution de faire incessamment une édition correcte du poëme auquel je travaille toujours dans ma retraite. J’aurais voulu, mon cher Thieriot, que vous eussiez pu vous en charger, pour votre avantage et pour mon honneur. Je joindrai à cette édition un Essai sur la Poésie épique, qui ne sera point la traduction d’un embryon anglais[4] mal formé, mais un ouvrage complet et très-curieux pour ceux qui, quoique nés en France, veulent avoir une idée du goût des autres nations. Vous me mandez que des dévots, gens de mauvaise foi ou de très peu de sens, ont trouvé à redire que j’aie osé, dans un poème qui n’est point un colifichet de roman, peindre Dieu comme un être plein de bonté et indulgent aux sottises de l’espèce humaine. Ces faquins-là feront tant qu’il leur plaira de Dieu un tyran, je ne le regarderai pas moins comme aussi bon et aussi sage que ces messieurs sont sots et méchants.

Je me flatte que vous êtes, pour le présent, avec votre frère. Je ne crois pas que vous suiviez le commerce comme lui ; mais, si vous le pouviez faire, j’en serais fort aise : car il vaut mieux être maître d’une boutique que dépendant dans une grande maison. Instruisez-moi un peu de l’état de vos affaires, et écrivez-moi, je vous en prie, plus souvent que je ne vous écris. Je vis dans une retraite dont je n’ai rien à vous mander, au lieu que vous êtes dans Paris, où vous voyez tous les jours des folies nouvelles, qui peuvent encore réjouir votre pauvre ami, assez malheureux pour n’en plus faire.

Je voudrais bien savoir où est Mme de Bernières, et ce que fait le chevalier anglais des Alleurs ; mais, surtout, parlez-moi de vous, à qui je m’intéresserai toute ma vie avec toute la tendresse d’un homme qui ne trouve rien au monde de si doux que de vous aimer.

  1. Germain-Louis Chauvelin, né en 1685 ; garde des sceaux le 17 août 1727, mort en 1762.
  2. Des Pensées sur la Henriade, en vingt-trois pages, se trouvent à la suite de l’édition de ce poëme, Londres, chez Woodman et Lyon, 1728, in-8o. Dans une édition in-12 de la Haye, chez P. Gosse et J. Néaulme, on les imprima aussi ; mais on les intitula Critique. C’est sur un exemplaire de l’édition hollandaise que Voltaire écrivit des réponses à la critique. Ces réponses ont été imprimées, en 1826, dans une réimpression faite à Paris dans le format in-8o de l’édition de Gosse et Néaulme. (B.)
  3. Faget. Voltaire l’a déjà nommé, à la fin de la lettre 178.
  4. Voyez cet Essai sur la Poésie épique, dans le tome VIII.