Correspondance de Voltaire/1725/Lettre 148

Correspondance de Voltaire/1725
Correspondance : année 1725GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 144-145).
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148. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

À Paris, à la Comédie, ce 20 août.

Depuis un mois entier, je suis entouré de procureurs, de charlatans, d’imprimeurs et de comédiens. J’ai voulu tous les jours vous écrire, et n’en ai pas encore trouvé le moment. Je me réfugie actuellement dans une loge de comédienne pour me livrer au plaisir de m’entretenir avec vous pendant qu’on joue Mariamne et l’Indiscret pour la seconde fois. Cette petite pièce fut représentée avant-hier samedi avec assez de succès ; mais il me parut que les loges étaient encore plus contentes que le parterre. Dancourt et Legrand ont accoutumé le parterre au bas comique et aux grossièretés, et insensiblement le public s’est formé le préjugé que de petites pièces en un acte doivent être des farces pleines d’ordures, et non pas des comédies nobles où les mœurs soient respectées. Le peuple n’est pas content quand on ne fait rire que l’esprit ; il faut le faire rire tout haut, et il est difficile de le réduire à aimer mieux des plaisanteries fines que des équivoques fades, et à préférer Versailles à la rue Saint-Denis. Mariamne est enfin imprimée de ma façon, après trois éditions subreptices qui en ont paru coup sur coup.

Au reste, ne croyez pas que je me borne dans Paris à faire jouer des tragédies et des comédies. Je sers Dieu et le diable tout à la fois assez passablement. J’ai dans le monde un petit vernis de dévotion que le miracle du faubourg Saint-Antoine m’a donné. La femme au miracle est venue ce matin dans ma chambre. Voyez-vous quel honneur je fais à votre maison, et en quelle odeur de sainteté nous allons être ? M. le cardinal de Noailles a fait un beau mandement, à l’occasion du miracle ; et, pour comble ou d’honneur ou de ridicule, je suis cité dans ce mandement[1]. On m’a invité, en cérémonie, à assister au Te Deum qui sera chanté à Notre-Dame, en action de grâces de la guérison de Mme Lafosse. M. l’abbé Couet[2], grand-vicaire de Son Éminence, m’a envoyé aujourd’hui le mandement. Je lui ai envoyé une Mariamne, avec ces petits vers-ci :

Vous m’envoyez un mandement,
Recevez une tragédie,
Afin que mutuellement
Nous nous donnions la comédie.

Ah ! ma chère présidente, qu’avec tout cela je suis quelquefois de mauvaise humeur de me trouver seul dans ma chambre, et de sentir que vous êtes à trente lieues de moi ! Vous devez être dans le pays de Cocagne. M. l’abbé d’Amfreville, avec son ventre de prélat et son visage de chérubin, ne ressemble pas mal au Roi de Cocagne[3]. Je m’imagine que vous faites des soupers charmants ; que l’imagination vive et féconde de Mme du Deffant[4], et celle de M. l’abbé d’Amfreville, en donnent à notre ami Thieriot, et qu’enfin tous vos moments sont délicieux. M. le chevalier des Alleurs est-il encore avec vous ? Il m’avait dit qu’il y resterait tant qu’il y trouverait du plaisir : je juge qu’il y demeurera longtemps.

Adieu ; je pars incessamment pour Fontainebleau ; conservez-moi toujours bien de l’amitié. Adieu, adieu.

  1. Dans son Voyage littéraire, page 160, Jordan raconte que Voltaire est cité dans ce mandement sans y être nommé : il n’y est que désigné.
  2. Voyez, tome XXVI, une des notes sur le Diner du comte de Boulainvilliers.
  3. Comédie de Legrand, jouée en 1718.
  4. Marie de Vichy Champ-Rond, ou Chamrond, marquise du Deffant, née en 1697, morte le 24 septembre 1780.