Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 139

Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 136-137).
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139. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

28 novembre.

Je vous écris d’une main lépreuse aussi hardiment que si j’avais votre peau douce et unie ; votre lettre et celle de notre ami m’ont donné du courage ; puisque vous voulez bien supporter ma gale, je la supporterai bien aussi. Je voudrais bien n’avoir à exercer ma constance que contre cette maladie ; mais je suis, au fumier près, dans l’état où était le bonhomme Job, faisant tout ce que je peux pour être aussi patient que lui, et n’en pouvant venir à bout. Je crois que le pauvre diable aurait perdu patience comme moi, si la présidente de Bernières de ce temps-là avait été jusqu’au 28 novembre sans le venir voir. On a préparé aujourd’hui votre appartement : venez donc l’occuper au plus tôt ; mais si vos arrêts sont irrévocables, et qu’on ne puisse pas vous faire revenir un jour plus tôt que vous ne l’avez décidé, du moins accordez-moi une autre grâce, que je vous demande avec la dernière instance. Je me trouve, je ne sais comment, chargé de trois domestiques que je n’ai pas le pouvoir de garder, et que je n’ai pas la force de renvoyer. L’un de ces trois messieurs est le pauvre La Brie, que vous avez vu anciennement à moi. Il est trop vieux pour être laquais, incapable d’être valet de chambre, et fort propre à être portier.

Vous avez un suisse qui ne s’est pas attaché à votre service pour vous plaire, mais pour vendre, à votre porte, de mauvais vin à tous les porteurs d’eau qui viennent ici tous les jours faire de votre maison un méchant cabaret ; si l’envie d’avoir à votre porte un animal avec un baudrier, que vous payez chèrement toute l’année pour vous mal servir pendant trois mois, et pour vendre de mauvais vin pendant douze ; si, dis-je, l’envie d’avoir votre porte décorée de cet ornement ne vous tient pas fort au cœur, je vous demande en grâce de donner la charge de portier à mon pauvre La Brie. Vous m’obligerez sensiblement ; j’ai presque autant d’envie de le voir à votre porte que de vous voir arriver dans votre maison : cela fera son petit établissement ; il vous coûtera bien moins qu’un suisse, et vous servira beaucoup mieux. Si, avec cela, le plaisir de m’obliger peut entrer pour quelque chose dans les arrangements de votre maison, je me flatte que vous ne me refuserez pas cette grâce, que je vous demande avec instance. J’attends votre réponse pour réformer mon petit domestique. La poste va partir ; je n’ai ni le temps ni la force d’écrire davantage. Thieriot n’aura pas de lettre de moi cette fois-ci ; mais il sait bien que mon cœur n’en est pas moins à lui[1].

  1. Après cette lettre vient, dans quelques éditions, une lettre à l’abbé Nadal, sous le nom de Thieriot, qui est placée dans les Mélanges, tome XXII, page 13.