Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 134

Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 130-132).
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134. — À M. THIERIOT.

Octobre.

Mon amitié, moins prudente peut-être que vous ne dites, mais plus tendre que vous ne pensez, m’engagea, il y a plus de quinze jours, à vous proposer à M. de Richelieu pour secrétaire dans son ambassade. Je vous en écrivis sur-le-champ, et vous me répondîtes, avec assez de sécheresse, que vous n’étiez pas fait pour être domestique de grand seigneur. Sur cette réponse je ne songeai plus à vous faire une fortune si honteuse, et je ne m’occupai plus que du plaisir de vous voir à Paris, le peu de temps que j’y serai cette année. Je jetai en même temps les yeux d’un autre côté pour le choix d’un secrétaire dans l’ambassade de M. le duc de Richelieu. Plusieurs personnes se sont présentées ; l’abbé Desfontaines[1], l’abbé Mac-Carthy[2], enviaient ce poste, mais ni l’un ni l’autre ne convenaient, pour des raisons qu’ils ont senties eux-mêmes. L’abbé Desfontaines me présenta M. Davou, son ami, pour cette place : il me répondit de sa probité. Davou me parut avoir de l’esprit. Je lui promis la place de la part de M. de Richelieu, qui m’avait laissé la carte blanche, et je dis à M. de Richelieu que vous aviez trop de défiance de vous-même et trop peu de connaissance des affaires pour oser vous charger de cet emploi. Alors je vous écrivis une assez longue lettre dans laquelle je voulais me justifier auprès de vous de la proposition que vous aviez trouvée si ridicule, et dans laquelle je vous faisais sentir les avantages que vous méprisiez. Aujourd’hui je suis bien étonné de recevoir de vous une lettre par laquelle vous acceptez ce que vous aviez refusé, et me reprochez de m’être mal expliqué. Je vais donc tâcher de m’expliquer mieux, et vous rendre un compte exact des fonctions de l’emploi que je voulais sottement vous donner, des espérances que vous y pouviez avoir, et de mes démarches depuis votre dernière lettre. Il n’y a point de secrétaire d’ambassade en chef. monsieur l’ambassadeur n’a, pour l’aider dans son ministère, que l’abbé de Saint-Remi, qui est un bœuf, et sur lequel il ne compte nullement ; un nommé Guiry, qui n’est qu’un valet ; et un nommé Bussy, qui n’est qu’un petit garçon. Un homme d’esprit, qui serait le quatrième secrétaire, aurait sans doute toute la confiance et tout le secret de l’ambassadeur.

Si l’homme qu’on demande veut des appointements, il en aura ; s’il n’en veut point, il aura mieux, et il en sera plus considéré ; s’il est habile et sage, il se rendra aisément le maître des affaires sous un ambassadeur jeune, amoureux de son plaisir, inappliqué, et qui se dégoûtera aisément d’un travail journalier. Pour peu que l’ambassadeur fasse un voyage à la cour de France, ce secrétaire restera sûrement chargé des affaires ; en un mot, s’il plaît à l’ambassadeur, et s’il a du mérite, sa fortune est assurée.

Son pis-aller sera d’avoir fait un voyage dans lequel il se sera instruit, et dont il reviendra avec de l’argent et de la considération. Voilà quel est le poste que je vous destinais, ne pouvant pas vous croire assez insensé pour refuser ce qui fait l’objet de l’ambition de tant de personnes, et ce que je prendrais pour moi de tout mon cœur.

La première de vos lettres qui m’apprit cet étrange refus me donna une vraie douleur ; la seconde, dans laquelle vous me dites que vous êtes prêt[3] d’accepter, m’a mis dans un embarras très-grand, car j’avais déjà proposé M. Davou. Voici de quelle manière je me suis conduit. J’ai détaché de votre lettre deux pages qui sont écrites avec beaucoup d’esprit ; j’ai pris la liberté d’y rayer quelques lignes, et je les ai lues ce matin à M. le duc de Richelieu, qui est venu chez moi : il a été charmé de votre style, qui est net et simple, et encore plus de la défiance où vous êtes de vous-même, d’autant plus estimable qu’elle est moins fondée. J’ai saisi ce moment pour lui faire sentir de quelle ressource et de quel agrément vous seriez pour lui à Vienne. Je lui ai inspiré un désir très-vif de vous avoir auprès de lui. Il m’a promis de vous considérer comme vous le méritez, et de faire votre fortune, bien sûr qu’il fera pour moi tout ce qu’il fera pour vous. Il est aussi dans la résolution de prendre M. Davou. Je ne sais si ce sera un rival ou un ami que vous aurez. Mandez-moi si vous le connaissez. Je voudrais bien que vous ne partageassiez avec personne la confiance que M. de Richelieu vous destine ; mais je voudrais bien aussi ne point manquer à ma parole.

Voilà l’état où sont les choses. Si vous pensez à vos intérêts autant que moi, si vous êtes sage, si vous sentez la conséquence de la situation où vous êtes ; en un mot, si vous allez à Vienne, il faut revenir au plus tôt à Paris, et vous mettre au fait des traités de paix, M. le duc de Richelieu m’a chargé de vous dire qu’il n’était pas plus instruit des affaires que vous, quand il fut nommé ambassadeur ; et je vous réponds qu’en un mois de temps vous en saurez plus que lui. Il est d’ailleurs très-important que vous soyez ici quand M. l’ambassadeur aura ses instructions, de peur que, les communiquant à un autre, il ne s’accoutume à porter ailleurs la confiance que je veux qu’il vous donne tout entière. Tout dépend des commencements. Il faut, outre cela, que vous mettiez ordre à vos affaires ; et, si vos intérêts ne passaient pas toujours devant les miens, j’ajouterais que je veux passer quelque temps avec vous, puisque je serai huit mois entiers sans vous voir. Je vous conseille ou de vendre le manuscrit de l’abbé de Chaulieu, ou d’abandonner ce projet. Vous savez que les petites affaires sont des victimes qu’il faut toujours sacrifier aux grandes vues.

Enfin c’est à vous à vous décider. J’ai fait pour vous ce que je ferais pour mon frère, pour mon fils, pour moi-même. Vous m’êtes aussi cher que tout cela. Le chemin de la fortune vous est ouvert ; votre pis-aller sera de revenir partager mon appartement, ma fortune, et mon cœur.

Tout vous est bien clairement expliqué : c’est à vous à prendre votre parti. Voilà le dernier mot que je vous en dirai.

  1. Pierre-François Guyot-Desfontaines, né à Rouen en 1685, mort en 1745 ; voyez tome XXII, page 371 ; tome XXIII, pages 25, 27.
  2. Irlandais, fils d’un chirurgien de Nantes. Il escroqua de l’argent à Voltaire, et s’en alla à Constantinople, où il fut circoncis, et même empalé. Voyez la lettre du 2 décembre 1737, à Berger.
  3. Voyez la note, tome XIV, page 418.