Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 133

Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 129-130).
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133. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.

Octobre.

Je suis bien charmé de toutes les marques d’amitié que vous me donnez dans votre lettre, mais nullement des raisons que vous avez apportées pour empêcher notre ami de faire la fortune la plus honnête où puisse prétendre un homme de lettres et un homme d’esprit. Je consentais à le perdre quelque temps pour lui assurer une fortune le reste de sa vie. Si je n’avais écouté que mon plaisir, je n’aurais songé qu’à retenir Thieriot avec nous ; mais l’amitié doit avoir des vues plus étendues, et je tiens que non-seulement il faut vivre avec nos amis, mais qu’il faut, autant qu’on le peut, les mettre en état de vivre heureux, même sans nous ; mais surtout il ne faut point les faire tomber dans des ridicules. C’est rendre un bien mauvais service à Thieriot que de le laisser imaginer un moment qu’il y ait du déshonneur à lui à être secrétaire de M. le duc de Richelieu, dans son ambassade. Je serai longtemps fâché qu’il ait refusé la plus belle occasion de faire fortune qui se présentera jamais pour lui ; mais je ne le serais pas moins, si c’était par une vanité mal entendue, et hors de toute bienséance, qu’il perdît des choses solides. Je me flatte que vos bontés pour lui le dédommageront de ce qu’il veut perdre ; mais qu’il songe bien sérieusement qu’il doit mener la véritable vie d’un homme de lettres ; qu’il n’y a pour lui que ce parti, et qu’il serait bien peu digne de l’estime et de l’amitié des honnêtes gens s’il manquait sa fortune pour être un homme inutile. Je lui écris sur cela une longue lettre que je mets dans votre paquet : du moins il n’aura pas à me reprocher de ne lui avoir pas dit la vérité.

Je voudrais, de tout mon cœur, être avec vous : vous n’en doutez pas ; il faut même que je sois dans un bien misérable état pour ne vous pas aller trouver. Je me suis mis entre les mains de Bosleduc, qui, à ce que j’espère, me guérira du mal que les eaux de Forges m’ont fait. J’en ai encore pour une quinzaine de jours. Si ma santé est bien rétablie dans ce temps-là, j’irai vous trouver ; mais si je suis condamné à rester à Paris, aurez-vous bien la cruauté de rester chez vous le mois de décembre, et de donner la préférence aux neiges de Normandie sur votre ami Voltaire ?