Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 127

Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 123-124).
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127. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES,
à la rivière-bourdet, près de rouen.

Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai gardé le lit presque toujours. Je suis dans un état mille fois pire qu’après ma petite vérole. J’avais besoin assurément d’être consolé par les assurances touchantes que vous me donnez de votre amitié dans vos deux dernières lettres. Puisque vous avez le courage de m’aimer dans l’état où je suis, je vous jure de ne passer qu’avec vous le reste de ma vie. Si j’ai de la santé, ne craignez point que j’en use comme les gens qui, ayant fait fortune, oublient ceux qui les ont assistés dans la pauvreté. Mes amis ne m’ont point abandonné : j’ai eu toujours un peu de compagnie, mais quelle différence de voir des gens qui, quoique amis, ne sont pourtant que des étrangers, ou d’être auprès de vous et de Thieriot, que je regarde comme ma famille ! Il n’y a que vous pour qui j’aie de la confiance, et dont je sois sûr d’être véritablement aimé. Mes souffrances ont augmenté par la douleur que j’ai eue d’apprendre la maladie de M. Thieriot. À présent qu’il est rétabli, revenez avec lui au plus vite, je vous en conjure ; vous me trouverez avec une gale horrible qui me couvre tout le corps. Jugez de l’envie que j’ai de vous voir, puisque j’ose vous en prier dans le bel état où me voilà. Où en serais-je, si je n’avais voulu avoir auprès de vous que le mérite d’une peau douce ? Je suis bien réduit à ne faire plus de cas que des belles qualités de l’âme. Heureusement je vous connais assez de vertu et d’amitié pour souffrir encore un pauvre lépreux comme moi. Nous ne nous embrasserons point à votre retour ; mais nos cœurs se parleront. Il me semble que j’ai de quoi vous parler pendant tout l’hiver. Si vous aimez les vers, je vous montrerai cet essai d’un nouveau chant dont M. d’Argenson vous a parlé. Vous verrez encore une nouvelle Mariamne. Je crois que c’est cette misérable qui m’a tué, et que je suis frappé de la lèpre pour avoir trop maltraité les Juifs. Adieu, ma chère et généreuse amie : c’est trop badiner pour un moribond ; mais le plaisir de m’entretenir avec vous suspend pour un moment tous mes maux. Revenez, je vous en conjure ; ce sera une belle action.