Correspondance de Voltaire/1715/Lettre 21


Correspondance de Voltaire/1715
Correspondance : année 1715GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 28-30).
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21. — À MADAME LA MARQUISE DE MIMEURE.[1]
(Juillet) 1715.

J’ai vu, madame, votre petite chienne, votre petit chat, et Mlle Aubert. Tout cela se porte bien, à la réserve de Mlle Aubert, qui a été malade, et qui, si elle n’y prend garde, n’aura point de gorge pour Fontainebleau. À mon gré c’est la seule chose qui lui manquera, et je voudrais de tout mon cœur que sa gorge fût aussi belle et aussi pleine que sa voix.

Puisque j’ai commencé par vous parler de comédiennes, je vous dirai que la Duclos[2] ne joue presque point, et qu’elle prend tous les matins quelques prises de séné et de casse, et le soir plusieurs prises du comte d’Uzès. N*** adore toujours la dégoûtante Lavoie, et le maigre N*** a besoin de recourir aux femmes, car les hommes l’ont abandonné. Au reste, on ne nous donne plus que de très-mauvaises pièces, jouées par de très-mauvais acteurs. En récompense, Mlle de Moutbrun[3] récite très-joliment des pièces comiques. Je l’ai entendue déclamer des rôles du Misanthrope avec beaucoup d’art et beaucoup de naturel. Je ne vous dis rien de l’Important[4], car je vous écris avant la représentation, et je veux me réserver une occasion de vous écrire une seconde fois.

On joue à l’Opéra Zéphyre et Flore[5]. On imprime l’Anti-Homère de Terrasson[6], et les vers héroïques, moraux, chrétiens, et galants, de l’abbé du Jarry[7]. Jugez, madame, si on peut en conscience m’interdire la satire ; permettez-moi donc d’être un peu malin.

J’ai pourtant une plus grande grâce à vous demander : c’est la permission d’aller rendre mes devoirs à M. de Mimeure et à vous, dans l’un de vos châteaux où peut-être vous ennuyez-vous quelquefois. Je sais bien que je perdrais auprès de vous tout le fiel dont je me nourris à Paris ; mais afin de ne me pas gâter tout à fait, je ne resterais que huit ou dix jours avec vous. Je vous apporterais ce que j’ai fait d’Œdipe. Je vous demanderais vos conseils sur ce qui est déjà fait, et sur ce qui n’est pas travaillé, et j’aurais à M. de Mimeure et à vous une obligation de faire une bonne pièce.

Je n’ose pas vous parler des occupations auxquelles vous avez dit que vous vous destiniez pendant votre solitude. Je me flatte pourtant que vous voudrez bien m’en faire la confidence tout entière :

Car nous savons que Vénus et Minerve
De leurs trésors vous comblent sans réserve.

Les Grâces même et la troupe des Ris,
Quoiqu’ils soient tous citoyens de Paris,
Et qu’en ces lieux ils se plaisent à vivre,
Jusqu’en province ont bien voulu vous suivre.

Ayez donc la bonté de m’envoyer, madame, signée de votre main, la permission de venir vous voir. Je n’écris point à M. de Mimeure, parce que je compte que c’est lui écrire en vous écrivant. Permettez-moi seulement, madame, de l’assurer de mon respect et de l’envie extrême que j’ai de le voir.


  1. Madelène de Carvoisin d’Achy, d’une famille distinguée de Picardie, mariée à Jacques-Louis Vallon, marquis de Mimeure (qu’on prononce Mimûre), reçu à l’Académie française le 1er décembre 1707, mort le 3 mars 1719. Elle était intimement liée avec Voltaire, comme on le voit dans sa lettre de novembre 1724, à Mme de Bernières. (Cl.)
  2. Anne-Marie Châteauneuf, connue au théâtre sous le nom de Duclos, était née à Paris. C’était à elle que Voltaire avait d’abord adressé son Anti-Giton, conte (voyez tome IX, page. 561), qu’il adressa ensuite à Mlle Lecouvreur. Mlle Duclos avait débuté en 1693, se retira du théâtre en 1733, et mourut en 1748. Voltaire, à qui elle avait préféré le duc d’Uzès, mort en 1736 (voyez, tome X, page 220. l’Épitre à Mme de Montbrun), fit en 1720, sur Mlle Duclos, un couplet qui est dans les Poésies mêlées, tome X, page 471.
  3. Probablement la sœur ou la belle-sœur de Mme de Montbrun-Villefranche, à qui Voltaire adressa une épitre. (Cl.)
  4. L’Important, comédie de Brueys, jouée en 1693, fut reprise le 8 juillet 1715 ; ce qui donne la date de cette lettre.
  5. Tragédie-opéra de Duboulai, musique des fils de Lulli (Jean-Louis et Louis), représentée en 1688, et reprise en 1715. (K.)
  6. Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, 1715, 2 vol. in-12.
  7. Poésies chrétiennes, héroïques et morales, par l’abbé Juillard du Jarry, 1715, in-12. Du Jarry avait, en 1714, remporté le prix de poésie ; voyez tome XXii, page 1.