Correspondance de Voltaire/1713/Lettre 6


Correspondance de Voltaire/1713
Correspondance : année 1713GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 9-11).
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6. — À MADEMOISELLE DUNOYER[1].

1713.
Lisez cette lettre en bas, et fiez-vous au porteur.

Je crois, ma chère demoiselle, que vous m’aimez ; ainsi préparez-vous à vous servir de toute la force de votre esprit dans cette occasion. Dès que je rentrai hier au soir à l’hôtel, M. L.[2] me dit qu’il fallait partir aujourd’hui, et tout ce que j’ai pu faire a été d’obtenir qu’il différât jusqu’à demain ; mais il m’a défendu de sortir de chez lui jusqu’à mon départ ; sa raison est qu’il craint que madame votre mère ne me fasse un affront qui rejaillirait sur lui et sur le roi. Il ne m’a pas seulement permis de répliquer, il faut absolument que je parte, et que je parte sans vous voir. Vous pouvez juger de ma douleur ; elle me coûterait la vie, si je n’espérais de pouvoir vous servir en perdant votre chère présence. Le désir de vous voir à Paris me consolera dans mon voyage. Je ne vous dis plus rien pour vous engager à quitter votre mère, et à revoir votre père[3], des bras duquel vous avez été arrachée pour venir ici être malheureuse.... Si vous balanciez un moment, vous mériteriez presque tous vos malheurs. Que votre vertu se montre ici tout entière ; voyez-moi partir avec la même résolution que vous devez partir vous-même. Je serai à l’hôtel toute la journée. Envoyez-moi trois lettres, pour monsieur votre père, pour monsieur votre oncle, et pour madame votre sœur[4] ; cela est absolument nécessaire, et je ne les rendrai qu’en temps et lieu, surtout celle de votre sœur : que le porteur de ces lettres soit le cordonnier, promettez-lui une récompense ; qu’il vienne ici une forme à la main, comme pour venir accommoder mes souliers ; joignez à ces lettres un billet pour moi : que j’aie en partant cette consolation ; surtout, au nom de l’amour que j’ai pour vous, ma chère, envoyez-moi votre portrait, faites tous vos efforts pour l’obtenir de madame votre mère ; il sera bien mieux entre mes mains que dans les siennes, puisqu’il est déjà dans mon cœur. Le valet que je vous envoie est entièrement à moi ; si vous voulez le faire passer, auprès de votre mère, pour un faiseur de tabatières, il est Normand, et jouera fort bien son rôle : il vous rendra toutes mes lettres, que je mettrai à son adresse, et vous me ferez tenir les vôtres par lui ; vous pouvez lui confier votre portrait. Je vous écris cette lettre pendant la nuit, et je ne sais pas encore comment je partirai ; je sais seulement que je partirai : je ferai tout mon possible pour vous voir demain avant de quitter la Hollande. Cependant, comme je ne puis vous en assurer, je vous dis adieu, mon cher cœur, pour la dernière fois : je vous le dis en vous jurant toute la tendresse que vous méritez. Oui, ma chère Pimpette, je vous aimerai toujours : les amants les moins fidèles parlent de même ; mais leur amour n’est pas fondé, comme le mien, sur une estime parfaite : j’aime votre vertu autant que votre personne, et je ne demande au ciel que de puiser auprès de vous les nobles sentiments que vous avez. Ma tendresse me fait compter sur la vôtre ; je me flatte que je vous ferai souhaiter de voir Paris ; je vais dans cette belle ville solliciter votre retour : je vous écrirai tous les ordinaires par le canal de Lefèvre, à qui je vous prie de donner quelque chose pour chaque lettre, afin de l’encourager à bien faire. Adieu encore une fois, ma chère maîtresse ; songez un peu à votre malheureux amant, mais n’y songez point pour vous attrister ; conservez votre santé, si vous voulez conserver la mienne ; ayez surtout beaucoup de discrétion ; brûlez ma lettre, et toutes celles que vous recevrez de moi : il vaut mieux avoir moins de bonté pour moi, et avoir plus de soin de vous ; consolons-nous par l’espérance de nous revoir bientôt, et aimons-nous toute notre vie. Peut-être viendrai-je moi-même vous chercher : je me croirais alors le plus heureux des hommes ; mais enfin, pourvu que vous veniez, je suis trop content ; je ne veux que votre bonheur ; je voudrais le faire aux dépens du mien, et je serai trop récompensé quand je me rendrai le doux témoignage que j’ai contribué à vous remettre dans votre bien-être. Adieu, mon cher cœur ; je vous embrasse mille fois.

Arouet.

Lefèvre vient de m’avertir ce matin qu’on lui a ordonné de rendre à Son Excellence les lettres que je lui donnerais à porter ; ainsi, sans doute, on interceptera les lettres qui viendront par son canal : choisissez donc quelqu’un à qui l’on puisse se fier, s’il en est dans le monde ; vous me manderez son adresse ; surtout envoyez-moi ce soir vos lettres, et instruisez bien votre commissionnaire ; ne chargez point Lisbette de ce message ; tenez-vous prête demain de bonne heure : je tâcherai de vous voir avant de partir, et nous prendrons nos dernières mesures.

Arouet.


  1. Les quatorze lettres de Voltaire à Mlle Olympe ou Pimpette Dunoyer (voyez tome XV, page 127) ont été publiées pour la première fois dans l’édition de 1720 des Lettres historiques et galantes de Mme Dunoyer. On les comprit dans le tome V d’une Collection complète des Œuvres de M. de Voltaire, Amsterdam, 1704 ; mais elles n’étaient point dans les éditions faites à Kehl. M. Renouard les admit, en 1821, dans son édition des Œuvres de Voltaire. Les lacunes qu’elles présentent donnent à penser que Mme Dunoyer a supprimé les passages qui n’étaient pas flatteurs pour elle. (B.)
  2. Il faut lire : Monsieur l’Ambassadeur, le marquis de Châteauneuf. Ces abréviations furent faites par la mère de Mme Dunoyer, qui publia ces lettres d’amour.
  3. Le père de Mlle Dunoyer vivait en France. La fille avait suivi sa mère, qui, protestante, s’était expatriée.
  4. La sœur avait épousé un lieutenant de cavalerie déjà âgé, M. Constantin.