Correspondance de M. le marquis Du Chilleau, gouverneur-général de St.-Domingue, avec M. le comte de La Luzerne, ministre de la marine, et M. de Marbois, intendant de Saint-Domingue/02

COPIE de la Lettre de M.  le Marquis du Chilleau, à M.  le Comte de la Luzerne, en date du 2 Avril 1789. No. 36.


Monseigneur,

J’ai eu l’honneur de vous rendre compte par ma dépêche en date du 28 du mois dernier, No. 35, des nouvelles fâcheuses que nous avions reçues sur les malheurs qui affligeaient la France ; de mes craintes sur les effets qu’ils pourraient produire ici ; de mon intention de permettre l’introduction de la farine étrangère, et des moyens que je devais mettre en usage pour cet effet : des observations de M. de Marbois, de mes réponses, et enfin de la permission qui devait être donnée pour cette introduction, à commencer du 3 de ce mois.

Vous aurez vu, Monseigneur, par cette lettre, que nos opinions différaient, non pas précisément sur la situation de la Métropole, sur la disette dont nous étions menacés ici, sur la nécessité d’introduire de la farine étrangère, mais seulement sur les moyens d’opérer cette introduction.

Les nouvelles du Courier du 29 Mars, et un Bâtiment arrivé de Bordeaux au Cap, nous ayant confirmé celles que nous avions déjà reçues, j’écrivis à M. de Marbois, la lettre ci-jointe cottée A.

M. de Marbois me répondit la lettre B.

Je lui récrivis la lettre C.

Il y fît la réponse D.

Et la lettre commune cottée E termina notre Correspondance.

L’introduction de la farine étrangère va donc avoir lieu par les Nationaux dans les lieux des Siéges d’Amirauté, et par les Américains, dans les trois seuls Ports d’Entrepôt.

Cette permission générale est une des grandes sollicitudes de M. de Marbois. Il aurait voulu lui donner moins d’extension : envoyer des Frégates à la Nouvelle Angleterre, pour y chercher des farines et les verser dans les magasins où elles auraient été vendues. Ce moyen n’étant pas admissible, M. de Marbois, a proposé de renfermer dans les mains de quelques Négociants la subsistance nécessaire à cette Colonie.

Il auroit aussi désiré ouvrir les trois seuls Ports d’entrepôts ; mais c’était encore jetter l’abondance dans ces lieux principaux où elle règne plus qu’ailleurs, et laisser dans la misère et l’abandon le reste des Habitans de la Colonie.

Peut-on se dissimuler que les Négocians des Villes d’Entrepôts ne se fussent pas emparés des farines qui y seraient débarquées : peut-on croire de bonne-foi qu’ils les auraient fait passer ensuite, par la voie du cabotage, au Fort Dauphin, au Port de Paix, à Saint-Marc, au Petit Goave, à Jérémie, Jacmel, St-Louis, afin de les y vendre à un prix un peu plus haut seulement que dans les Villes du Cap, du Port-au-Prince et des Cayes. Il ne faut point s’abuser à cet égard. Ils auraient allégué les frais de cabotage, qui en effet sont très-coûteux, ceux de chargement, de déchargement, les risques, etc., et ils auraient porté la farine à un prix considérable. Dans aucun pays du monde l’intérêt n’est plus actif qu’à Saint-Domingue ; tout y est soumis à l’égoïsme le plus outré.

Pourquoi ne pas traiter les Sujets de Sa Majesté tous également : pourquoi ne pas procurer aux habitans d’un quartier la même facilité de subsister qu’à ceux d’un autre. Cette manière de voir a bien ses inconvéniens ; et à Dieu ne plaise que je veuille jetter le plus léger soupçon sur qui que ce soit, mais les permissions particulières, les privilèges exclusifs, ont toujours pour base des motifs dangereux : ils sont proposés par des agens payés pour cela, qui sous de frivoles prétextes, et animés, disent-ils, de l’amour du bien, n’ont réellement pour objet que leur intérêt.

Craindra-t-on de nuire au Commerce de la Métropole ? Cette Métropole n’a point de farines pour pourvoir ses Colonies, puisqu’elle en manque pour elle-même, puisqu’elle accorde une prime aux farines étrangères. Le Commerce aurait donc tort de se plaindre.

Craindra-t-on de verser dans la Colonie une quantité de farines surabondante ? Dans l’état de misère en vivres, tant pour les Nègres que pour les Blancs, où va se trouver incessamment la Colonie, cette surabondance ne pourra pas avoir lieu ; nous avons au moins huit mois à courrir avant de recevoir des farines de France.

Mais, dira-t-on, en versant dans la Colonie des farines étrangères, on aura la liberté d’y jetter aussi d’autres objets non permis. La liberté, non. Je ne pourrais point répondre qu’il ne se glisse quelqu’abus : ce qu’il y a de bien certain, c’est que je vais donner les ordres les plus précis aux Commandans pour le Roi, afin qu’il ne s’en commette pas, et que je serais inflexible si par leur négligence il s’en introduisait.

J’ai recommandé au Chef de la Marine Royale, de la manière la plus expresse de faire veiller avec l’attention la plus scrupuleuse à l’observation des règlemens établis ; d’arrêter et de dénoncer rigoureusement aux Amirautés, les bâtimens qui s’en seraient écartés, et je veillerai très-soigneusement à ce que ces Sièges fassent leur devoir.

Une lettre de M.  le Maréchal de Castries, en date du 13 Novembre 1784, autorise l’introduction étrangère d’objets de première nécessité, par des permissions générales et jamais de particulières, après en avoir constaté le besoin : Elle prescrit des dispositions auxquelles je me suis conformé. Le besoin du Port-au-Prince, est prouvé par le Procès-verbal de visite cotté F[1] : Le Cap, les Cayes ne sont pas mieux pourvus que Le Port-au-Prince : J’en ai la certitude. J’aurai l’honneur de vous en adresser les Procès-verbaux par le premier Navire.

À défaut de Chambre de Commerce, j’ai assemblé chez moi tous les Négociants ; j’ai consulté le Conseil, les Officiers de l’État-Major. La farine a monté en quinze jours à 150 livres le baril : Le bruit général l’annonçait à 200 livres. Le public se plaignait ; j’ai voulu calmer ses allarmes : je lui avais annoncé des farines étrangères, j’ai cru devoir lui tenir parole. L’ouragan du mois d’Août et la sécheresse qui a suivi ce premier fléau et qui règne encore, ont détruit la plus grande partie des vivres de la Colonie. J’ai regardé comme la première de mes obligations d’y suppléer autant qu’il serait en moi, et j’ai cru concilier l’intérêt du Roi avec celui de la Colonie et celui du Commerce national, en prenant les mesures dont je viens de vous rendre compte. M.  de Marbois et moi avons rendu une Ordonnance en conséquence.

Je me suis opposé à restreindre l’introduction des farines étrangères dans les trois Ports d’Entrepôt, parce que j’ai craint que leurs Négociants n’accaparassent la farine & la vendissent à des prix exorbitans au reste de la Colonie : Je l’ai étendue aux Ports d’Amirauté, parce que les visites qu’elle fera des bâtimens, seront au moins aussi sévères que celles des Commis employés dans les Ports d’Entrepôt. D’ailleurs, si je croyais en avoir besoin, je pourrais tirer avantage du paragraphe 8 de la lettre du Ministre, qui en parlant de l’introduction d’objets prohibés dit « Que les introductions doivent avoir lieu par les Ports où il y a des Amirautés ». Il ſemblerait donc que les seuls Ports d’Entrepôt, ne sont pas ceux par lesquels on peut seulement permettre l’introduction.

Tels sont, Monseigneur, les motifs qui m’ont déterminé. M.  de Marbois a été à plusieurs égards d’opinions contraires. S’il a signé la lettre que j’ai écrite à nos Représentans ; s’il a rédigé l’Ordonnance qui était nécessaire, c’est contre son gré ; je lui dois cette vérité. J’ai cru que les moyens qu’il proposait n’étaient pas admissibles & que le parti que j’ai pris était le seul convenable à la circonstance. Je désire que vous l’approuviez et que vous daigniez mettre sous les yeux du Roi ma détermination. Elle intéresse 460 000 de ses Sujets. Je dois avoir l’honneur de vous observer qu’en pareille circonstance MM.  Dargout & de Vaivres, prirent le 20 Juillet 1778 le même parti.

Je suis avec respect, &c.

P. S. Je dois avoir l’honneur de vous observer, Monseigneur, que l’Ordonnance rendue par MM.  Dargout & de Vaivres, permettaient l’exportation des denrées Coloniales pour payer celles étrangères à importer. J’avais le plus grand désir de suivre leur exemple ; M.  de Marbois s’est élevé contre mon opinion au point que, quoique né peu craintif, je n’ai pas osé le faire.

Je certifie la présente copie conforme à l’original envoyé au Ministre de la Marine. À Paris le 19 Septembre 1789. du Chilleau.

  1. Envoyée à M.  le Comte de la Luzerne.