Correspondance de M. le marquis Du Chilleau, gouverneur-général de St.-Domingue, avec M. le comte de La Luzerne, ministre de la marine, et M. de Marbois, intendant de Saint-Domingue/01

COPIE de la Lettre de M. du Chilleau à M. de la Luzerne, du 28 Mars 1789. No 35.


Monseigneur,


Les nouvelles affligeantes que nous avons reçues, celles qui nous arrivent journellement sur la rigueur de l’hiver qui a régné en France, sur la perte totale des récoltes, sur les besoins de la Métropole, sur ceux que nous serions dans le cas d’éprouver dans cette Colonie, m’ont fait chercher les moyens de les prévenir, et d’assurer ici la subsistance jusqu’à la récolte prochaine, d’une manière qui augmente le moins possible la situation déjà fâcheuse des Habitans par les effets de l’ouragan dernier.

En m’entretenant avec M. de Marbois sur cet objet important je lui fis connaître que mon intention étoit de permettre pour un tems, l’introduction dans la Colonie, de la farine étrangère ainsi que du biscuit, tant par les Nationaux que par les Américains ; moyen qui me paraissait le plus convenable et le seul qui pût le mieux remplir mes vues ; M. de Marbois voyait ainsi que moi, à certains égards ; il pensait tirer des secours de la Nouvelle Angleterre, mais les moyens qu’il proposait pour les faire venir n’étaient pas les miens.

Il voulait d’abord expédier trois Frégates pour l’Amérique du Nord, à l’effet d’y aller faire un chargement de farine et de biscuit, pour, à leur retour, les verser dans les Magasins de la Colonie, et être vendus aux particuliers.

Mais distraire de la Station ces trois Bâtimens, c’était presque découvrir nos Ports, et assurer au Commerce interlope le succès de ses spéculations, auxquelles il n’aurait pas manqué de donner plus d’activité. Nous allons même envoyer dans le mois prochain à Terre-Neuve, conformément à vos ordres, une Frégate et un Aviso.

Outre ces motifs, il n’aurait résulté des chargements apportés par les Frégates qu’une importation de cinq ou six mille barils de farine au plus, secours très-foible en raison de nos besoins, d’ailleurs il ne m’a pas paru convenable que l’administration en fît la vente. Que le Roi vienne au secours de ses Sujets c’est très-louable, qu’il leur fasse part de ce qu’il a ici et qu’il avait destiné pour sa consommation, c’est digne de sa Majesté. Mais qu’elle fasse acheter des farines pour les revendre ; cette démarche toute pure qu’elle peut être, le public la couvrirait d’un soupçon qu’on doit éviter. Il peut se commettre une infinité d’abus par les préposés, on peut convertir de bonnes farines et du bon biscuit en de très-mauvais qu’on payera toujours au prix fixé pour les bonnes qualités, et sur lesquelles on n’oserait peut-être point réclamer. Ces sortes de ventes faites pour le Roi, ont souvent produit de pareils effets dans différentes Colonies.

Tous ces motifs ayant prévalu, M. de Marbois m’a proposé de donner des permissions à divers Négocians, pour remplir cet objet. Mais ennemi de tout priviége qui tend à l’exclusion, je n’ai pu encore me décider à prendre ce parti.

Ces priviléges exclusifs sont des remèdes pires que les maux qu’ont veut guérir. Ceux qui les obtiennent, ceux qui les font obtenir, sont les seules personnes à l’avantage de qui ils tournent. Il semble d’abord que ces priviléges vont adoucir le mal, mais on ne tarde pas à s’appercevoir qu’ils l’aggravent par les abus qu’ils entraînent.

Ces observations ayant encore été senties, M. de Marbois m’a enfin proposé d’attendre huit jours avant d’exécuter mon projet, dans l’idée de recevoir des nouvelles plus satisfaisantes. Je me suis rendu à ses désirs en lui remettant cependant sous les yeux que les malheurs de la Métropole n’étaient que trop certains, que ceux dont nous étions menacés se réaliseraient sans doute, si nous ne prenions pas un parti décisif pour les prévenir, que la farine se vendait le premier Mars, 70 livres et qu’on la vendait aujourd’hui 140 livres, que le biscuit se vendait aussi le premier Mars 60 livres et aujourd’hui 80 livres, que les Habitans des Quartiers qui ont soufferts de l’ouragan du mois d’Aout, manquent de vivres pour leurs Nègres, et que s’ils ne peuvent pas avoir de biscuit pour les nourrir ils courront risque de les perdre.

M. de Marbois agité d’un côté, par mes observations, et d’un autre par son opinion sur l’envoi des Frégates, ou les permissions à accorder, s’est rendu, mais difficilement, à seconder mes vues, et nous permettrons le 3 d’Avril, époque de l’expiration du délai de huit jours, tant aux Français qu’aux Américains, d’introduire dans la Colonie de la farine et du biscuit jusqu’au premier Juillet exclusivement, sans aucune condition ni réserve ; et en attendant, comme les magasins de la Colonie et de la Marine contiennent maintenant des vivres pour cinq mois, qu’on courrait le risque d’en perdre une grande partie par le défaut de consommation, il ne peut résulter aucun inconvénient d’en distribuer au public au moins la moitié, qu’il payera en argent à raison de cent livres le baril de farine, et dont la livraison commencera le 2 d’Avril. De cette manière nous éviterons que des Négociants ou des Accapareurs en s’emparant des comestibles qui sont dans la Colonie, ne profitent d’une circonstance malheureuse pour les porter à des prix exorbitans ; et au moyen de la permission générale d’en importer, nous introduirons nécessairement bientôt ici l’abondance.

Cette introduction, cette abondance, ne pourront point nuire au Commerce national, ni à la conservation des productions de cette nature de la Métropole, puisqu’elle en manque elle-même, et que pour s’en procurer elle accorde une prime, afin d’encourager les Négociants à l’alimenter ; le Commerce ne peut donc point prétendre de fournir à la Colonie.

Mais on pourra observer peut-être, que la permission a trop d’extension, et qu’on aurait dû n’y point comprendre les Américains. Tout au contraire. J’ai mûrement réfléchi cette admission. Mon but est de donner des secours à la Colonie, et ses besoins étant urgents, les moyens les plus prompts et les plus efficaces m’ont paru ceux que je devais saisir ; sans quoi, accorder des permissions, ou accorder l’introduction de la farine et du biscuit par les seuls Négociants de Saint-Domingue, c’eût été à-peu-près la même chose. Trois ou quatre Négociants dans chaque partie de la Colonie, auraient pu se mettre à même de remplir les vues du Gouvernement. Mais il leur aurait été très-aisé de se concilier, et les effets de leur opération n’auraient tourné qu’à leur avantage. En permettant donc aux Américains de concourir à cette introduction, c’est en même-tems introduire l’abondance sans nuire au Négociant ni au Consommateur.

M. de Marbois vous écrira, sans doute, particulièrement sur cet objet. Peut-être qu’il vous expoſera des motifs, qu’il aura voulu me laisser ignorer, ou bien ceux qui n’ont pu me persuader. Mais dans tous les cas, Monseigneur, je pense que les vivres ne sauraient être trop près des hommes qui doivent les consommer ; que les Colons ne doivent pas toujours attendre leur subsistance uniquement des Négocians de la Métropole. Et que dans les malheurs qui affligent maintenant la France, j’ai cru qu’il devait résulter le plus grand bien du parti que j’ai pris et que j’ose me flatter que vous voudrez approuver.

Pour Copie conforme à l’Original, du Chilleau.