Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/24
Leibniz au Landgrave.
Je supplie V. A. de demander à M. Arnauld comme d’elle-même, s’il croit véritablement qu’il y a un si grand mal de dire que chaque chose, soit espèce, soit individu ou personne, a une certaine notion parfaite, qui comprend tout ce qu’on en peut énoncer véritablement, selon laquelle notion Dieu, qui conçoit tout en perfection, conçoit ladite chose. Et si M. A. croit de bonne foi qu’un homme qui serait dans ce sentiment ne pourrait être souffert dans l’Église catholique, quand même il désavouerait sincèrement la conséquence prétendue de la fatalité. Et V. A. pourra demander comment cela s’accorde avec ce que M. A. avait écrit autrefois, qu’on ne ferait point de peine à un homme dans l’Église pour ces sortes d’opinions, et si ce n’est pas rebuter les gens par une rigueur inutile et hors de saison que de condamner si aisément toute sorte de sentiments qui n’ont rien de commun avec la foi.
Peut-on nier que chaque chose, soit genre, espèce ou individu, a une notion accomplie, selon laquelle Dieu la conçoit, qui conçoit tout parfaitement, c’est-à-dire une notion qui enferme ou comprend tout ce qu’on peut dire de la chose ; et peut-on nier que Dieu peut former une telle notion individuelle d’Adam ou d’Alexandre, qui comprend tous les attributs, affections, accidents, et généralement tous les prédicats de ce sujet. Enfin, si saint Thomas a pu soutenir que toute intelligence séparée diffère spécifiquement de toute autre, quel mal y aura-t-il d’en dire autant de toute personne, et de concevoir les individus comme les dernières espèces, pourvu que l’espèce soit prise non pas physiquement, mais métaphysiquement ou mathématiquement. Car dans la physique, quand une chose engendre son semblable, on dit qu’ils sont d’une même espèce, mais dans la métaphysique ou dans la géométrie specie differre dicere possumus quœcumque differentiam habent in notione in se explicabili consistentem, ut duæ ellipses, quarum una habet duos axes majorem et minorem in ratione dupla, altera in tripla. At vero duæ ellipses, quæ non ratione axium adeoque nulle discrimine in se explicabili, sed sola magnitudine seu comparatione differunt, specificam differentiam non habent. Sciendum est tamen entia completa sola magnitudine differre non passe.