Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/25
Leibniz à Arnauld.
Vous aurez peut-être vu dans les Nouvelles de la République des lettres du mois de septembre ce que j’ai répliqué à M. l’abbé C. C’est une chose étrange de voir que bien des gens répondent non pas à ce qu’on leur dit, mais à ce qu’ils s’imaginent. Voilà ce que M. l’abbé a fait jusqu’ici. C’est pourquoi il a fallu briser court, et le ramener à la première objection. J’ai pris seulement occasion de cette dispute de proposer un problème géométrico-mécanique des plus curieux et que je venais de résoudre, qui est de trouver une ligne que j’appelle isochrone dans laquelle le corps pesant descend uniformément et approche également de l’horizon en temps égaux, nonobstant l’accélération qui lui est imprimée, que je récompense par le changement continuel de l’inclination. Ce que j’ai fait afin de faire dire quelque chose d’utile et de faire sentir à monsieur l’abbé que l’analyse ordinaire des cartésiens se trouve bien courte dans les problèmes difficiles. J’y ai réussi en partie. Car M. Hugens en a donné la solution dans les Nouvelles d’octobre. Je savais assez que M. Hugens le pouvait faire, c’est pourquoi je ne n’attendais pas qu’il en prendrait la peine, ou au moins qu’il publierait sa solution et dégagerait monsieur l’abbé. Mais, comme la solution de M. Hugens est énigmatique en partie, apparemment pour reconnaître si je l’ai eue aussi, je lui en envoie le supplément, et cependant nous verrons ce qu’en dira M. l’abbé. Il est vrai que, lorsqu’on sait une fois la nature de la ligne que M. Hugens a publiée, le reste s’achève par l’analyse ordinaire. Mais sans cela la chose est difficile. Car la converse des tangentes ou data tangentium proprietate invenire lineam, où se réduit ce problème proposé, est une question dont M. Descartes lui-même a avoué dans ses lettres n’être pas maître. Car le plus souvent elle monte aux transcendantes, comme je l’appelle, qui sont de nul degré, et quand elle s’abaisse aux courbes d’un certain degré, comme il arrive ici, un analyste ordinaire aura de la peine à le reconnaître.
Au reste, je souhaiterais de tout mon cœur que vous puissiez avoir le loisir de méditer une demi-heure sur mon objection contre les Cartésiens que monsieur l’abbé tâche de résoudre. Vos lumières et votre sincérité m’assurent que je vous ferais toucher le point, et que vous reconnaîtriez de bonne foi ce qui en est. La discussion n’est pas longue, et l’affaire est de conséquence, non seulement pour les mécaniques, mais encore en métaphysique, car le mouvement en lui-même séparé de la force est quelque chose de relatif seulement, et on ne saurait déterminer son sujet. Mais la force est quelque chose de réel et d’absolu, et son calcul étant différent de celui du mouvement, comme je démontre clairement, il ne faut pas s’étonner que la nature garde la même quantité de la force et non pas la même quantité du mouvement. Cependant il s’ensuit qu’il y a dans la nature quelque autre chose que l’étendue et le mouvement, à moins que de refuser aux choses toute la force ou puissance, ce qui serait les changer de substances, qu’ils sont, en modes ; comme fait Spinosa, qui veut que Dieu seul est une substance, et que toutes les autres choses n’en sont que des modifications. Ce Spinosa est plein de rêveries bien embarrassées, et ses prétendues démonstrations de Deo n’en ont pas seulement le semblant. Cependant je tiens qu’une substance créée n’agit pas sur une autre dans la rigueur métaphysique, c’est-à-dire avec une influence réelle. Aussi ne saurait-on expliquer distinctement en quoi consiste cette influence, si ce n’est à l’égard de Dieu, dont l’opération est une création continuelle, et dont la source est la dépendance essentielle des créatures. Mais, afin de parler comme les autres hommes, qui ont raison de dire qu’une substance agit sur l’autre, il faut donner une autre notion à ce qu’on appelle action, ce qu’il serait trop long de déduire ici, et au reste je me rapporte à ma dernière lettre qui est assez prolixe.
Je ne sais si le P. Malebranche a répliqué à ma réponse donnée dans quelques mois d’été de l’année passée, où je mets en avant encore un autre principe général, servant en mécanique comme en géométrie, qui renverse manifestement tant les règles du mouvement de Descartes que celles de ce Père, avec ce qu’il a dit dans les Nouvelles pour les excuser.
Si je trouve un jour assez de loisir, je veux achever mes méditations sur la caractéristique générale ou manière de calcul universel, qui doit servir dans les autres sciences comme dans les mathématiques. J’en ai déjà de beaux essais, j’ai des définitions, axiomes, théorèmes et problèmes fort remarquables de la coïncidence, de la détermination (ou de de unico), de la similitude, de la relation en général, de la puissance ou cause, de la substance, et partout je procède par lettres d’une manière précise et rigoureuse, comme dans l’algèbre. J’en ai même quelques essais dans la jurisprudence, et on peut dire en vérité qu’il n’y a point d’auteurs, dont le style approche davantage de celui des géomètres, que le style des jurisconsultes dans les Digestes. Mais comment, me direz-vous, peut-on appliquer ce calcul aux matières conjecturales ? Je réponds que c’est comme MM. Pascal, Hugens et autres ont donné des démonstrations de alea. Car on peut toujours déterminer le plus probable et le plus sûr autant qu’il est possible de connaître ex datis.
Mais je ne dois pas vous arrêter davantage, et peut-être est-ce déjà trop. Je n’oserais pas le faire si souvent, si les matières, sur lesquelles j’ai souhaité d’apprendre votre jugement, n’étaient importantes. Je prie Dieu de vous conserver encore longtemps, afin que nous puissions profiter toujours de vos lumières, et je suis avec zèle,