Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 122

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 279-281).

122.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 14 février 1774.

Nous avons reçu, mon cher et illustre ami, une excellente pièce de Berlin pour le prix de 1774 ; ou je me trompe fort, ou l’auteur doit être tranquille sur le succès. Je crois qu’il faut pour le présent nous en tenir là sur la théorie de la Lune, sauf à y revenir dans quelque temps. Notre constance nous aura du moins valu vos excellentes recherches sur cet objet.

Votre Mémoire destiné à nos Volumes est excellent, à ce que m’assure le marquis de Condorcet, qui n’en a point encore fait le Rapport à l’Académie. Cependant, puisque vous le désirez, je le verrai avant qu’il soit donné à l’impression ; mais il faudrait que je fusse bien difficile pour lui refuser mon suffrage.

M. de Condorcet, qui connaît fort l’abbé Giraud de Keroudou, a dû lui dire de s’adresser au Roi[1] pour obtenir l’entrée de l’Académie, et lui a recommandé de ne point vous citer à cette occasion.

Le P. ou l’abbé Boscovich me paraît avoir renoncé au projet qu’il avait de forcer les portes de l’Académie[2]. Il pourra y venir comme un autre quand il y aura des places vacantes. Je dis comme un autre, car quoiqu’il ne soit pas sans mérite, je connais quelques personnes encore plus dignes que lui de la place d’associé libre, la seule à laquelle il puisse décemment prétendre.

M. de Crillon compte repasser par Berlin en revenant de ses courses du Nord ; c’est un jeune homme vraiment digne de votre estime et même de votre amitié. J’espère que vous en tirerez les éclaircissements que vous désirez sur la Russie, où j’espère que vous n’irez jamais.

On dit que votre roi de Sardaigne s’est fait mettre sur la joue une image de saint Antoine de Padoue pour le guérir d’une fluxion et, qui pis est, qu’il a été guéri. Je doute fort qu’un tel prince vous rappelle, et je ne sais si c’est un malheur pour vous. Tenez-vous à Berlin tant que vous n’aurez pas la certitude d’être mieux chez vous.

Je suis toujours occupé de littérature, mais à regret et comme d’un pis aller. J’aimerais bien mieux la Géométrie, et je ne sais pas encore quand je pourrai m’y remettre. Adieu, mon cher et illustre ami ; voilà une Lettre un peu courte, mais les seules choses intéressantes dont je pourrais vous entretenir sont actuellement trop loin de ma pensée pour entreprendre de vous en occuper. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous aimerai comme je vous estime jusqu’à la fin de ma vie.

À Monsieur de la Grange, directeur de la Classe mathématique
de l’Académie royale des Sciences, à Berlin
.
(En note : Répondu le 20 mai 1774.)

  1. À Frédéric II.
  2. De l’Académie des Sciences de Paris.