Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 072

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 153-156).

72.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 20 novembre 1769.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu votre Lettre du 16 octobre, laquelle m’a fait d’autant plus de plaisir que je commençais à être un peu inquiet de n’avoir pas de vos nouvelles. Je trouve que vous avez très-bien fait d’aller passer quelque temps à la campagne j’en ferais de même ici si je le pouvais ; mais il n’y a autour de Berlin que des chaumières, où l’on ne peut être que très-mal logé et sans aucune sorte de commodité. Il est singulier que vous n’ayez pas encore reçu le paquet que j’ai remis à notre libraire Bourdeau il y a près de quatre mois ; je vous ai fait depuis encore trois autres envois : 1o j’ai remis à M. Thiébault deux Ouvrages de M. Lambert, savoir sa Photométrie[1] et un petit Traité Sur les orbites des comètes[2] ; 2o j’ai remis à M. le duc de la Rochefoucauld[3] le Volume de notre Académie pour l’année 1767, où se trouvent les mêmes Mémoires que je vous avais déjà envoyés séparément ; 3o enfin j’ai remis, il y a quelques jours, à M. Bitaubé, le deuxième Volume du Calcul intégral d’Euler, lequel s’est chargé de vous le faire parvenir par le canal de l’envoyé de France[4]. Comme je suis plus à portée que vous d’avoir les Livres qui paraissent à Pétersbourg, je me charge, une fois pour toutes, de vous envoyer tout ce qu’Euler fera imprimer ; j’y joindrai même, si vous le souhaitez, les Commentaires[5] de Pétersbourg, dont je viens de recevoir le douzième Volume. Il me semble que vous ne devez point faire de façons avec moi pour de pareilles bagatelles, et je regarderai toujours comme une grâce très-flatteuse de votre part de me procurer des occasions de vous servir. J’attends avec impatience les Mémoires que vous m’annoncez, et surtout celui de M. Fontaine contre ma méthode de maximis et minimis. Si ses objections étaient assez fondées pour la renverser (ce que je ne crois pas), je serais d’autant plus sensible à cette espèce de disgrâce, que la méthode dont je parle a été le premier fruit de mes études (n’ayant que dix-neuf ans lorsque je l’imaginai) et que je la regarde toujours comme ce que j’ai fait de mieux en Géométrie.

Je suis, en vérité, tombé des nues, lorsque j’ai lu l’endroit de votre Lettre où vous parlez du prix. S’il est encore remis, vous pouvez sûrement compter sur moi. MM. Lambert et Beguelin m’ont chargé de vous remercier des bons offices que vous leur avez rendus auprès du Roi ; il leur est revenu que Sa Majesté avait déclaré, à cette occasion, qu’elle les regardait comme de très-habiles gens et qui faisaient honneur à l’Aadémie. M. Beguelin, en particulier, m’a dit que c’était là tout ce qu’il souhaitait pour le présent. Je crois qu’il vise à la place de directeur de sa Classe, qui est celle de Métaphysique, et qui est occupée actuellement par M. Heinius[6], qui est octogénaire. Ce qui rend ces places de quelque importance, c’est premièrement qu’il y a une pension de 200 écus d’attachée et ensuite qu’elles donnent un titre, chose dont les Allemands sont fort avides.

Les remarques que j’ai faites sur quelques endroits de votre cinquième Volume ne me paraissent guère assez importantes pour mériter beaucoup d’attention de votre part ; aussi ne vous les ai-je communiquées que pour vous faire voir que je lisais vos Ouvrages. En voici encore une que j’ai faite depuis peu et comme par hasard elle regarde l’erreur que vous imputez à Simpson (p. 283). Étant tombé sur cet endroit de votre Ouvrage et ne voyant pas bien en quoi consistait la méprise de cet auteur, j’ai fait, pour m’en éclaircir, le calcul, que voici :

Un corps circulant uniformément dans la circonférence d’un cercle, tandis que le plan du cercle tourne uniformément autour d’un de ses diamètres, on demande les forces nécessaires pour entretenir le mouvement de ce corps.

Soit le quart de cercle lequel, en tournant autour du diamètre soitvenu dans la position et soit le corps qui se meut

quart de cercle tournant autour d’un axe vertical
quart de cercle tournant autour d’un axe vertical

sur la circonférence de cercle ; nommons le rayon l’angle et l’angle en sorte que soit la vitesse angulaire du corps dans le cercle et la vitesse angulaire du cercle autour du diamètre de rotation et, comme ces deux vitesses sont constantes (hypothèse), on aura d’abord et Cela posé, qu’on abaisse du point la perpendiculaire sur et du point la perpendiculaire sur et, faisant on aura pour l’orbite du corps les trois coordonnées rectangles de sorte qu’il faudra que le corps soit sollicité suivant les directions de ces coordonnées par trois forces représentées par Je change d’abord les deux forces et qui agissent parallèlement au plan en deux autres, l’une parallèle et l’autre perpendiculaire à et, nommant la première et la seconde, je trouve

ensuite, combinant la force et la force qui agissent dans le

plan je les réduis à deux autres, l’une suivant la direction du rayon et l’autre suivant la tangente au point et, nommant la première et la seconde je trouve

de sorte que j’aurai les trois forces dont la première est perpendiculaire au plan du cercle, la seconde tangentielle au cercle et la troisième dirigée vers le centre même du cercle. Or, il est facile de voir qu’on aura

donc, substituant ces valeurs et faisant attention que et sont constants, on trouvera

de sorte que la force perpendiculaire sera à la force centripète comme à et lorsque est très-petit vis-à-vis de comme à ce qui s’accorde avec le théorème de Simpson.

Adieu, mon cher et illustre ami, il ne me reste de papier que pour vous embrasser et vous renouveler les assurances de mes sentiments les plus tendres et les plus respectueux.

P. S. — Vos deux Mémoires s’impriment dans le Volume de 1763, qui est actuellement sous presse et qui paraîtra à Pâques.


  1. Voir plus haut, p. 141, note 1.
  2. Voir plus haut, p. 149, note 1.
  3. Louis-Alexandre, duc de la Rochefoucauld-d’Enville, membre de l’Académie des Sciences (1782), né le 11 juillet 1743, massacré à Gisors le 14 septembre 1792.
  4. Adrien-Louis, comte de Guines.
  5. Les Mémoires de l’Académie de Saint-Pétersbourg. Voir plus haut, p. 95, note 2.
  6. Jean-Philippe Heinius. Il était, depuis le 19 avril 1730, membre de l’Académie de Berlin, où il a inséré divers Mémoires sur les philosophes de l’antiquité.