Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 071

Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 150-152).

71.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 16 octobre 1769.

Mon cher et illustre ami, j’ai été faire à la campagne une retraite d’environ un mois, dont, par parenthèse, je ne me suis pas trop bien trouvé, et c’est en revenant à Paris, il y a dix ou douze jours, que j’ai trouvé votre Lettre du 12 septembre. J’ai envoyé sur-le-champ chez Briasson, qui n’avait pas encore reçu le paquet que vous m’annoncez et qui ne l’a pas reçu encore en ce moment. Je me fais un grand plaisir de lire vos Mémoires, mais je ne veux pas tarder plus longtemps à vous en remercier. Je remettrai au marquis de Condorcet l’exemplaire que vous lui destinez. Je serai charmé de voir la suite de vos recherches sur les racines imaginaires des équations ; mais je ne puis approuver votre délicatesse au sujet de M. Fontaine, qui vous a attaqué, comme vous le verrez incessamment, sur la méthode de maximis et minimis. D’ailleurs, comme il paraît avoir méprisé mes objections, parce qu’il est plus facile de mépriser que de répondre, je serai fort aise, je vous l’avoue, de les voir appuyées et démontrées par vous.

J’ai lu les Lettres de M. Euler à une princesse d’Allemagne, et je vous ai mandé ce que j’en pense. Vous désirez de savoir ce que je pense de sa théorie de la Lune. Il nous a en effet envoyé une pièce sur cet objet, écrite de la main de son fils[1]. Je vous demande le secret, parce que je suis un des juges, et même (entre nous) le seul des cinq commissaires nommés qui puisse apprécier son travail[2]. Cette théorie est au-dessous (oui au-dessous) de ce qui a été fait de bon jusqu’ici ; je ne puis revenir de mon étonnement, qu’un homme tel que M. Euler ait annoncé avec tant d’emphase un Ouvrage aussi médiocre. Aucun point de la difficulté n’y est résolu, ni même touché, et je vous dis d’avance à l’oreille que mon avis sera de remettre le prix une troisième fois ; ce sera 7500 livres à gagner, et j’espère que vous y aurez bonne part, car je vous garantis que vous ne devez pas hésiter à concourir.

Votre Académie de Turin me tourmente pour lui envoyer quelque chose. Je ramasse actuellement, pour la satisfaire, quelques broutilles que j’ai dans mes papiers. Dès que j’en serai quitte, je reverrai mes calculs sur les lunettes achromatiques, et j’espère découvrir en quoi ils s’écartent des résultats de M. Beguelin, à qui je vous prie de faire mille compliments de ma part. Je viens encore d’écrire en sa faveur au Roi, ainsi qu’en faveur de M. Lambert[3], dont je n’ai point encore reçu les deux Ouvrages que vous m’annoncez en attendant, je vous prie de lui en faire tous mes remercîments et de l’assurer de ma parfaite estime.

Vous avez très-bien fait de recevoir dans l’Académie M. Messier, qui depuis longtemps devrait être dans la nôtre. C’est au moins un astronome observateur, et ceux que nous avons ne sont ni observateurs ni géomètres. On m’a dit que le second Volume du Calcul intégral d’Euler était imprimé. Si vous pouvez me l’envoyer, je vous en serai obligé, et je chargerai M. Mettra de vous en faire remettre le prix par M. Michelet. Je compte aussi vous envoyer bientôt quelques théorèmes sur le Calcul intégral, avec le Mémoire de M. Fontaine[4] contre vous, et un Ouvrage du P. Frisi sur la Lune[5], qui est assez peu de chose, mais qu’il me charge de vous faire parvenir. Adieu, mon cher ami je pourrai vous faire part une autre fois de quelques réflexions sur les endroits de mon cinquième Volume dont vous m’avez parlé et sur quelques autres objets. En attendant, je vous embrasse de tout mon cœur et vous suis bien sincèrement et bien tendrement attaché.

Au dos de cette Lettre se trouve le billet suivant, probablement de M. de Catt, à qui d’Alembert envoyait les Lettres qu’il adressait à Berlin :

« Voici une Lettre, cher ami, que je viens de recevoir. Comment est votre santé ? Ménagez-la bien, je vous prie. Mes amitiés à M. Bernoulli. Madame est-elle contente du séjour de Berlin ? Nous avons ici un comte de Solar. Bonjour. Pensez quelquefois à moi. Si j’avais eu plus de temps, je vous aurais écrit plus au long. (Ce cinquième dimanche.)

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale des Sciences
et Belles-Lettres, à Berlin
.

  1. Euler eut trois fils Jean-Albert-Léonard, né le 27 novembre 1734 à Saint-Pétersbourg, où il mourut le 6 septembre 1800 ; Charles, né en 1740 à Saint-Pétersbourg, mort en 1800 ; Christophe, né à Berlin en 1743, mort vers 1805.
  2. D’après les Registres manuscrits de l’Académie des Sciences, la Commission chargée de l’examen des pièces du concours pour le prix de 1768, remis à 1770, était composée de d’Alembert, Cassini, de Mairan, Camus et Lemonnier. Camus, étant mort, fut, à la séance du 6 septembre 1769, remplacé par Maraldi.
  3. « Les trois sujets dont Votre Majesté me fait l’honneur de me parler, écrit d’Alembert le 16 octobre, MM. de la Grange, Beguelin et Lambert, sont en effet les meilleurs de l’Académie, et très-dignes à cet égard des bontés de Votre Majesté. J’espère que le jeune M. Bernoulli marchera sur leurs traces. » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 462.)
  4. Addition à la Méthode pour la solution des problèmes de maximis et minimis, dans les Mémoires de l’Académie de 1767, p. 588.
  5. Danielis Melandri et Pauli Frisii alterius ad alterum de theoria Lunæ Commentarii. Parme, 1769.