Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1982

Louis Conard (Volume 9p. 23-24).

1982. À SA NIÈCE CAROLINE.
Dimanche soir [18 avril 1880].
Mon Loulou,

Mon ami A. Nion est revenu, sur un deuxième billet de moi, me donner des explications sur les justices de paix.

Le sénateur Cordier m’avait invité à déjeuner pour aujourd’hui. Je me suis donc transporté à Rouen. Réception très cordiale, charmante.

Sur le port, vue, coupe, élévation et perspective de Gustave Roquigny. Échange de salut, digne !

Vu l’absence de fiacres et la plénitude des tramways, retour à pied ! jusqu’au bas de la côte de Déville, soit ennui et marronnage de M. G. F. ; pionçage de 4 à 6 heures.

Ce matin, j’ai reçu d’un compositeur anglais, M. Lee, la demande de faire la musique du Château des Cœurs pour le théâtre du Strand. J’ai répondu (en vrai Normand) que je lui dirais oui ou non d’ici à quelque temps. La pauvre Féerie serait-elle enfin jouée ? Verrais-je le Pot-au-feu sur les planches ?

La Revue des Deux Mondes, dernièrement (à ce que m’a dit Cordier), dans un article sur l’Hystérie, m’a vanté comme médecin et a cité en preuve Salammbô.

Zola, Céard, Huysmans, Hennique, Alexis et mon disciple m’ont envoyé les Soirées de Médan, avec une dédicace collective très aimable. Je suppose que Guy t’en aura envoyé un exemplaire (à moins qu’il n’en possède pas). J’ai reçu Boule de Suif, que je persiste à considérer comme un chef-d’œuvre, et le jugement de mon amie Mme Brainne (à qui j’en veux pour cela) est celui d’une oie. Elle s’est coulée dans mon estime par cette critique, la littérature étant la base de tout…

Je n’écrirai pas à Bergerat, parce que je suis en froid avec lui (à propos de la publication du Château des Cœurs) et que je tiens à le bafouer, dans son bureau, en public. Donc, je ne veux, d’ici là, lui demander aucun service. Mais adresse-toi, pour tout ce qui est réclames et articles, à quelqu’un de plus considéré que lui, c’est-à-dire au magnifique Heredia. Burty, en ces matières, a le bras long.

À ta place, je ne ferais pas de visite à X*** qui s’est conduit envers moi comme un polisson. Je garde sa lettre comme un monument d’impertinence, et je ne demande qu’un prétexte pour lui placer ma botte au c… ; et d’ailleurs, plus tu avances dans la « carrière artistique », mon loulou, plus tu verras que tout ce qu’on dit qu’il « faut faire, pour réussir » ne sert absolument à rien. Au contraire ! Le public n’est pas si bête que ça. Il n’y a de bête, en fait d’Art, que 1o  le gouvernement, 2o  les directeurs de théâtre, 3o  les éditeurs, 4o  les rédacteurs en chef des journaux, 5o  les critiques autorisés ; enfin tout ce qui détient le Pouvoir, parce que le Pouvoir est essentiellement stupide. Depuis que la terre tourne, le Bien et le Beau ont été en dehors de lui.

Telles sont les idées de ton « vertueux » oncle qui t’embrasse.