Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1981

Louis Conard (Volume 9p. 21-22).

1981. À MADAME ROGER DES GENETTES.
18 avril 1880.

Je vous trouve bien dure pour Nana ! Canaille, tant qu’on voudra, mais fort ! Pourquoi est-on, à l’endroit de ce livre, si sévère, quand on a tant d’indulgence pour le Divorce de Dumas ? Comme pâte de style et tempérament d’esprit, c’est celui-là qui est commun et bas !

Je trouve que Nana contient des choses merveilleuses : Bordenave, Mignon, etc., et la fin qui est épique. C’est un colosse qui a les pieds malpropres, mais c’est un colosse.

Cela choque en moi beaucoup de délicatesses, n’importe ! Il faut savoir admirer ce qu’on n’aime pas. Mon roman, à moi, péchera par l’excès contraire. La volupté y tient autant de place que dans un livre de mathématiques. Et pas de drame, pas d’intrigue, pas de milieu intéressant ! Mon dernier chapitre roule (si tant est qu’un chapitre puisse rouler) sur la pédagogie et les principes de la morale, et il s’agit d’amuser avec ça !! Si je connaissais quelqu’un qui voulût faire un livre dans des données pareilles, je réclamerais pour lui Charenton. À la grâce de Dieu, pourtant !

Je me flattais d’avoir terminé le premier volume ce mois-ci ; il ne le sera pas avant la fin de juin, et le second au mois d’octobre. J’en ai probablement pour toute l’année 1880. Je me hâte pourtant ; je me bouscule pour ne pas perdre une minute et je me sens las jusqu’aux moelles.