Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1923

Louis Conard (Volume 8p. 340-341).

1923. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi soir, 31 décembre 1879.

Que 1880 te soit léger, ma chère fille ! Bonne santé, triomphes au Salon, réussite des affaires ! Pour moi particulièrement j’ajoute : avoir fini Bouvard et Pécuchet ! car franchement je n’en peux plus. Il y a des jours comme aujourd’hui où j’en pleure de fatigue (sic), et c’est à peine si j’ai la force de tenir une plume ! Je devrais me reposer. Mais comment ?… où ?… et avec quoi ?

Encore une bonne quinzaine pourtant, et j’espère avoir fini mon chapitre ! ce qui me donnera du revif, j’aime à le croire ! et au bout de trois ou quatre mois, quand le dernier chapitre sera fait, j’en aurai encore (avec le second volume) pour six ou huit mois !!! Cette perspective m’épouvante dans mes heures de lassitude. Mais a-t-on jamais fait un livre pareil ? Je crois que non !

Pour se remonter le tempérament, Monsieur se soigne sous le rapport de la gueule. Le caviar de Tourgueneff avec le beurre de la nièce sont la base de mes déjeuners, et Mme Brainne m’a envoyé (sans compter un pot de gingembre) une terrine de Strasbourg qui est à faire pousser des cris ! Suzanne, hier, à la réception de la susdite, a proféré un beau mot : « Quel dommage que Mme Commanville ne soit pas là ! »

À propos de mes bonnes, Mamzelle Julie m’a chargé de ne pas oublier de dire à Mme Commanville, etc. Elle a peur que je n’oublie ses souhaits de bonne année…

Quelle idée tu avais de vouloir venir maintenant, mon pauvre loulou ! On est noyé dans la boue. Il a fallu, encore une fois, faire relever la porte de ton atelier et il est très difficile d’allerrr z’aux lieux ! à cause des flaques d’eau et du verglas. Tantôt j’ai encore risqué de me casser une patte. Autre désagrément : les pauvres (la sonnette retentit à chaque moment, ce qui me trouble beaucoup) ; du reste Suzanne les congédie avec une impassibilité charmante…

Pense bien à Vieux qui est là-bas tout seul et qui crache dans sa petite cheminée, sous la grosse poutre de sa petite salle, ayant pour compagnie son chien. Quelle vie d’artiste !

Allons, encore deux bons bécots de nourrice.

Cro-Magnon.