Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1896

Louis Conard (Volume 8p. 309-311).

1896. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, première quinzaine d’octobre 1979.]

Vous me parlez de l’Éducation sentimentale et votre lettre, tantôt, m’a surpris en train de corriger les épreuves d’icelle (une édition de Charpentier qui doit paraître dans une quinzaine).

Pourquoi ce livre-là n’a-t-il pas eu le succès que j’en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison. C’est trop vrai et, esthétiquement parlant, il y manque : la fausseté de la perspective. À force d’avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la vie. Mais l’Art n’est pas la Nature ! N’importe ! je crois que personne n’a poussé la probité plus loin. Quant à la conclusion, je vous avoue que j’ai gardé sur le cœur toutes les bêtises qu’elle a fait dire.

Autre guitare. La Vie Moderne, appartenant à Charpentier, publiera prochainement le Château des Cœurs, avec un dessin de ma nièce et des illustrations faites par des décorateurs. Lemerre, le 15 de ce mois, fait paraître Salammbô dans sa Bibliothèque. Vous voyez si depuis deux mois je suis dans les épreuves !

Hélas ! j’en ai subi de toute sorte. (Un mot !) Un homme que je regardais comme mon ami intime vient de se montrer envers moi du plus plat égoïsme[1]. Cette trahison m’a fait souffrir. Les coupes d’amertume ne sont pas ménagées à votre vieil ami. Et je lis des choses stupides ou plutôt stupidifiantes : les brochures religieuses de Mgr de Ségur, les élucubrations du Père Huguet, jésuite, Baguenault de Puchesse, etc., et cet excellent M. Nicolas qui prend Wolfenbüttel pour un homme (à cause des fragments de Wolfenbüttel), et par conséquent il tonne contre Wolfenbüttel ! La religion moderne est quelque chose d’ineffable, décidément, et Parfait, dans son Arsenal de la dévotion, n’a fait qu’effleurer la matière. Dans le manuel, les Pieuses domestiques, que dites-vous de ce titre de chapitre : De la modestie pendant les grandes chaleurs ? Puis conseil aux bonnes de ne pas se mettre en service chez les comédiens, les aubergistes et les marchands de gravures obscènes ! Ça, ce sont des fleurs, et les imbéciles déclament contre Voltaire qui est un spiritualiste ! et contre Renan qui est un chrétien. Ô bêtise ! ô infini !

J’aurai du mal dans mon chapitre ixe, la Religion, à garder l’équilibre. Mes pieuses lectures rendraient impie un saint.

Oui, je vous lirai mon roman quand il sera fini et j’irai à Villenauxe s’il n’y a pas d’autre moyen ; mais vous me rendriez un vrai service en venant à Paris. Notez que cette lecture, faite à haute voix, demandera plusieurs jours.

Mais quand aurai-je fini ? Pas avant le commencement d’avril. Puis, il me faudra encore six mois au moins pour le second volume. Rien n’est conclu avec la revue de Mme Adam. Il est probable cependant, si l’on m’offre beaucoup d’or, que je pousserai là ma copie.

Que vous ayez à vous plaindre du Moniteur, ça ne m’étonne pas, le Dalloz étant, entre nous, un vilain coco et qui s’est conduit envers moi comme un vrai polisson.

Je connais l’article de Poupard-Davyl contre Daudet. Mais est-ce que tout cela regarde le public ?

L’autobiographie du père Michelet, dans le Temps, m’a paru une platitude. Je soupçonne son épouse d’y avoir trop collaboré. D’ailleurs, je n’aime les confessions que lorsqu’elles sont excessives. Pour qu’un monsieur vous intéresse en parlant de sa personne, il faut que cette personne soit exorbitante, en bien ou en mal. Donner au public des détails sur soi-même est une tentation de bourgeois à laquelle j’ai toujours résisté.

Pourquoi trouvez-vous la politique si laide ? Quand donc a-t-elle été jolie ?

Avez-vous admiré la fête de Florian ? Dans quel but fêter Florian ? C’est un comble ! Et le père Hugo qui était président d’honneur ! Farce ! farce !


  1. Malentendu créé entre Edmond Laporte et Flaubert.