Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1893

Louis Conard (Volume 8p. 304-306).

1893. À SA NIÈCE CAROLINE.
1er  octobre 1878.

J’entends le bateau siffler. Donc il est trop tard : tu n’auras ma lettre que vendredi matin, s’il n’y a pas à Étretat deux distributions par jour. Ce sont les épreuves de l’Éducation sentimentale qui en sont cause (j’en subis, des épreuves, et de toutes les sortes) ! Hier, j’ai passé huit heures à cette agréable besogne, car j’ai corrigé tout le Château des Cœurs et trois feuilles de l’Éducation sentimentale. J’ai reçu une lettre de Bergerat, avec des explications qui te concernent. Il est enchanté du dessin, mais voudrait plus d’encadrement. Je te montrerai sa missive.

Putzel te cherche partout, et je tâche de la consoler en la prenant dans mon cabinet.

J’ai reçu une lettre de Laporte, tout à l’heure. Il est à Couronne depuis vendredi soir, et compte me voir au dîner du Préfet. Le ton est amical, comme par le passé[1].

Ne me voyant pas, il viendra cette semaine, j’en suis sûr. Cette attente est pour moi une véritable angoisse : aura-t-il reçu, d’ici là, la lettre de *** ? Que lui dire ? Je suis perplexe et navré. Quand donc serai-je tranquille ? Quand me f…ra-t-on la paix, définitivement ?

Cette histoire de Laporte m’emplit d’une telle amertume et gâte ma vie tellement que je n’ai pas eu la force de me réjouir d’un événement heureux qui m’arrive : Jules Ferry (l’homme de l’article) m’a écrit, hier, qu’il m’accordait une pension annuelle de 3 000 francs, à partir du 1er  juillet 1879. La lettre est ultra-aimable. Ce libre penseur a du bon.

Je devrais être content ? Pas du tout ! car, enfin, c’est une aumône (et je me sens humilié jusque dans les moelles). Quand pourrai-je la rendre, ou m’en passer ?

Pour me distraire de ces sombreurs, je reporte ma pensée sur ma chère fille. Il fait beau, et le soleil, au bord de la mer, doit lui remettre un peu de force dans le sang…

Amitiés à Laure ; embrasse-la pour moi. Dis à mon disciple qu’il fasse en sorte de venir un peu ici.

Promène-toi, hume de l’oxygène.

Je vais reprendre mes livres ecclésiastiques, qui m’embêtent, et puis travailler à mon plan. Mais ça ne va pas ! ça ne va pas.

Vieux.


  1. Une note de Mme Commanville dans les éditions antérieures des Lettres à sa nièce Caroline est ainsi conçue : « Des difficultés étaient survenues entre M. Laporte et mon mari à propos d’affaires. Ce fut le commencement du refroidissement qui eut lieu entre mon oncle et lui, et qui finit par une rupture complète. » La vérité est qu’il n’y eut jamais de « difficultés » d’aucune sorte entre Edmond Laporte, fidèle ami de Flaubert jusqu’à sa mort, et celui-ci, mais seulement ce que M. Lucien Descaves, très au courant des faits, a justement appelé « d’ingrates manigances ». On a vu plus haut les services rendus par Laporte à Flaubert, ou pour mieux dire à son neveu Commanville et à sa nièce, au moment de la catastrophe financière de Commanville. Le « refroidissement » de l’amitié de Laporte fut un des derniers chagrins de la vie de Flaubert. (René Descharmes.)