Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1846

Louis Conard (Volume 8p. 260-262).

1846. À SA NIÈCE CAROLINE.
Vendredi, minuit [25 avril 1879].

Que dis-tu de Tourgueneff qui devait d’abord venir dimanche ? Puis ç’a été pour mardi, ensuite pour vendredi, et maintenant c’est pour dimanche prochain. Cette habitude de toujours manquer de parole me donne le vertige. Je n’y comprends goutte.

Eh bien, oui, j’ai été hier dîner rue de la Ferme avec ma bonne (Mme Lapierre avait invité personnellement Suzanne). La voiture m’a extrêmement gêné. Le mouvement des roues, les cahots me faisaient mal dans le pied et le grand air m’étourdissait. Seul, je n’aurais pas continué.

On m’a reçu avec des honneurs choisis, car c’était la Saint-Polycarpe. Lapierre s’était déguisé en Bédouin, Mme Lapierre en Kabyle et le chien de Mme Pasca avait des rubans dans les poils du museau. Une guirlande de fleurs entourait mon assiette et mon verre. Au dessert, on a apporté un gâteau de Savoie ayant cette devise : « Vive saint Polycarpe ! » Toast avec du champagne. Après quoi, Mme Pasca a déroulé un grand morceau de papier et a lu des vers à ma louange, composés par Boisse (qui était le seul convive avec Houzeau). Les amphitryons ont été bien aimables, mais… crevettes pas fraîches ! Tu sauras que je m’en gorge tous les jours (de crevettes), ne pouvant plus manger de viande. Fortin m’appelle plus que jamais « une grosse fille hystérique », et comme il m’est poussé un clou abominable en plein visage, il m’a purgé ce matin. Au commencement de la semaine, j’ai eu mal aux yeux, au point d’employer un collyre. Voilà, et je dis comme Oreste :

Oui, je te loue, ô ciel ! de ta persévérance.

Mais tous ces maux-là ne sont rien près des autres, c’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas jusqu’à l’âme…

J’ai reçu le livre d’A. France, et le Figaro contenant l’élucubration de Zola. Tu as dû toi-même recevoir ce matin un article sur son article. La fin est louangeuse pour moi et cruelle pour lui, mais il devient trop grotesque. Quel mauvais goût que de parler toujours de soi !

Je suis en train de corriger les épreuves de Salammbô pour Lemerre. Eh bien, franchement, j’aime encore mieux ça que l’Assommoir.

Avant-hier, visite de M. et Mme Censier. Censier[1] gobe Zola, le gobe complètement, œuvres et théories, tant le succès en impose aux Bourgeois !!!

Et le père Harel regrette Villemessant ! « C’est une perte ! » (sic.)

Je t’embrasse.

Ton Nonagénaire.


  1. Conseiller à la cour de Rouen.