Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1818

Louis Conard (Volume 8p. 223-226).

1818. À J.-K. HUYSMANS.
[Croisset, février-mars 1879].
Et maintenant, Seigneur, expliquons-nous tous deux.

Si vous n’étiez pas mon ami (c’est-à-dire si je ne vous devais du respect) et si votre livre m’avait paru médiocre, je vous ferais un compliment banal, et tout serait dit. Mais je trouve qu’il y a là-dedans beaucoup, beaucoup de talent, et que c’est une œuvre hors ligne et très intense. Donc, vous allez recevoir le fond de ma pensée.

La dédicace où [vous] me louez pour « l’Éducation sentimentale » m’a éclairé sur le plan et le défaut de votre roman dont, à la première lecture, je ne m’étais pas rendu compte. Il manque aux « Sœurs Vatard », comme à « l’Édu. sentim », la fausseté de la perspective ! Il n’y a pas progression d’effet. Le lecteur, à la fin du livre, garde l’impression qu’il avait dès le début. L’art n’est pas la réalité. Quoi qu’on fasse, on est obligé de choisir dans les éléments qu’elle fournit. Cela seul, en dépit de l’école, est de l’idéal, d’où il résulte qu’il faut bien choisir. Les descriptions sont excellentes, les caractères bien observés. On dit partout : c’est ça, et on croit à votre fiction, dont le tour de force est exécuté. Ce qui m’a frappé le plus, c’est la psychologie ; vous avez des analyses qui sont celles d’un maître. Dans votre prochain livre, donnez donc pleine carrière à votre faculté, qui vous est naturelle, et qui vous appartient en propre.

Le fond de votre style, sa pâte même, est très solide. Or, je vous trouve modeste de n’y pas croire. Pourquoi avoir voulu le renforcer par des expressions énergiques et souvent grossières ? Quand c’est l’auteur qui parle, pourquoi parlez-vous comme vos personnages ? Notez que vous affaiblissez par là l’idiome de vos personnages. Que je ne comprenne pas une locution employée par un voyou parisien, il n’y a pas de mal. Si vous trouvez cette locution typique, indispensable, je m’incline, je n’accuse que mon ignorance. Mais quand l’écrivain emploie, par lui-même, un tas de mots qui ne sont dans aucun dictionnaire, alors j’ai le droit de me révolter contre lui. Car vous me blessez, vous gâtez mon plaisir. Qu’est-ce que maboule, poivrots, bibines, godinette, du tape à l’œil, etc. ? Pourquoi dire des frusques, au lieu de hardes ou habits ?

Je tombe au hasard, en vous relisant, sur les pages 2 et 6 : « Allons Caroline… » une autre et bien d’autres la valent, et, comme celle-là, sont d’un grand style. Est-ce le même homme qui a écrit tout à l’heure tant d’argot inutile ?

Une esthétique se révèle dans cette pensée, page 152 : « que la tristesse des giroflées séchant dans un pot, lui paraissait plus intéressante que le sourire ensoleillé des roses », etc.

Pourquoi ? Ni les giroflées, ni les roses, ne sont intéressantes par elles-mêmes, il n’y a d’intéressant que la manière de les peindre. Le Gange n’est pas plus poétique que la Bièvre, mais la Bièvre ne l’est pas plus que le Gange. Prenez garde, nous allons retomber, comme au temps de la tragédie classique, dans l’aristocratie des sujets et dans la préciosité des mots. On trouvera que les expressions canailles font bon effet dans le style, tout comme autrefois on vous l’enjolivait avec des termes choisis. La rhétorique est retournée, mais c’est toujours de la rhétorique. Je suis dépité de voir un homme aussi original que vous abîmer son œuvre par de pareils enfantillages. Soyez donc plus fier, nom de Dieu ! et ne croyez pas aux recettes.

Ceci dit, je n’ai qu’à admirer la conception du bouquin et ses développements. Aucun poncif, de la force partout, souvent de la profondeur.

Le père Vatard est une trouvaille. Je ne parle pas des deux sœurs, si différentes (sans que l’opposition des caractères soit brutale). Le dénouement touche au sublime.

Voilà tout ce que j’avais à vous dire, mon cher ami.

Ma franchise vous prouve le cas que je fais de vous.

Votre très dévoué.