Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1805

Louis Conard (Volume 8p. 203-205).

1805. À SA NIÈCE CAROLINE.
Jeudi soir, 5 heures [février 1879].
Ma chérie,

Je suis tanné d’écrire des lettres, cinq ou six tous les jours, et je voudrais bien faire autre chose.

Cependant je veux répondre à ta question sur ma botte. On vous entoure la jambe et le pied de ouate, puis de bandes à plusieurs tours, sur lesquelles on étend une couche de dextrine (qui est la partie grasse du blé, je crois). En séchant, cette aimable préparation devient dure comme du fer, et le membre est garanti de tout déplacement. Je n’ai pu supporter cette entrave ; j’en ai cuydé crever de douleur. Fortin me l’a fendue du haut en bas, puis a maintenu les morceaux avec une bande, de sorte que j’ai le pied et la jambe dans une gouttière. Mais depuis vingt-quatre heures, enfin, je ne souffre plus, et je me suis réinstallé dans mon cabinet où je prends des notes sur le spiritisme et la religion…

Quand tu viendras me voir, je désire te parler à cœur ouvert et longuement, ma chère fille, car vraiment j’ai trop de choses qui m’étouffent. Il ne s’agit pas de s’irriter, de se blesser, mais il ne faut pas, non plus, rien se cacher.

Ce matin encore, j’ai essuyé une déception (il ne s’agit pas de vous). C’est trop long à t’expliquer, mais tu verras que vraiment le sort me persécute.

Ta comparaison du « chêne séculaire » battu par l’ouragan m’a fait rire. Elle est juste, appliquée à moi, car un chêne contient plusieurs bûches, et j’en deviens une belle !

Pauvre chère enfant, comme ta vie me fait de la peine ! Tu es bien courageuse, bien raisonnable ! Et je t’en aimerais plus, si c’était possible.

Comment vont les portraits ? Tâche de t’absorber là dedans, de toute ton âme. Guy m’a écrit sur sa mère une lettre déplorable ! Les nouvelles de Mme Brainne sont un peu meilleures.

Le forgeron de Bapaume qui a posé la grille de la cour s’est, ce matin, noyé avec son cheval et son enfant, un gamin de six ans. L’événement a eu lieu devant Duclos.

Tu n’imagines pas la gentillesse de Fortin à mon endroit. Il est venu hier trois fois, cras fas (ah ! c’était le bon temps que celui où tu disais cras fas). J’ai eu ces jours-ci les visites de Cordier, Pennetier, E. Crépet. Avec tous mes ustensiles autour de mon fauteuil, je me fais l’effet du cul-de-jatte Scarron.

Il m’est impossible de me servir de béquilles ; elles me font peur. Monsieur est trop lourd, et je crains à chaque moment de tomber, d’autant que ma jambe me semble peser 500 livres. Je me sers d’une chaise sur laquelle je mets le genou.

Je ne vois plus rien à te dire, ma chérie. Croirais-tu ce fait de la Sœur ? Lundi il m’avait quitté par le bateau de 11 heures et devait revenir par celui de 6 heures et demie. Comme la chaussée de Couronne était couverte d’eau, il a retiré son pantalon et a marché nu-pieds dans l’eau pour rejoindre le passeur. La Seine était furieuse. Le sieur Saint-Martin[1] refusait « le monde ».

Voilà un ami, celui-là ! qui s’expose à se noyer, ou tout au moins à une fluxion de poitrine, pour ne pas manquer à un rendez-vous, peu utile en somme !

Je t’embrasse bien tendrement.

Vieux.


  1. Passeur de Croisset.