Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1775

Louis Conard (Volume 8p. 167-169).

1775. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, nuit de vendredi [6-7 décembre 1878].
Chérie,

J’ai eu tantôt une petite déception en ne voyant pas arriver Ernest vers 7 heures ; ce sera peut-être pour demain. Depuis dimanche matin ma solitude a été absolue. Aussi je pioche raide ! Avant-hier trois pages ! et aujourd’hui une ! J’espère au jour de l’an n’en avoir plus que sept à écrire de mon satané chapitre ! Je me demande si personne a jamais travaillé et vécu comme moi. Je trouve que je tourne au phénomène. Ma seule distraction consiste, tous les soirs, après mon dîner, à causer du vieux temps avec Julie. Aujourd’hui elle m’a parlé de Marmontel et de la Nouvelle Héloïse, chose que ne pourraient faire beaucoup de dames, ni même beaucoup de messieurs. Elle voudrait savoir si tu as vu sa nièce.

Quant à ton voyage, pauvre fille, ne te gêne pas. Je hais l’oppression, et les anniversaires sont une bêtise.

N’ayant point encore de calendrier, j’ignore l’époque ; cependant, si les jours gras sont trop loin, le temps va me paraître bien long avant d’embrasser la nièce ! Et puis, vers le milieu de février, j’ai envie de donner un festival aux amis de Paris (il a été raté l’année dernière) et je leur dois bien ça, car je dîne chez eux, souvent, sans leur rendre jamais la politesse.

(As-tu lu l’article splendide de Zola, paru il y a eu mardi huit jours ? Tâche de te le procurer. Et que dis-tu de Mme Roger qui me l’a copié et envoyé aujourd’hui même ?)

Conclusion : viens quand tu voudras. Je ne crois pas commencer ma saison à Paris avant la fin de mars. Encore trois mois et demi.

Pour ce qui est de la peinture, malgré l’avis de Bonnat, fais le portrait du P. Didon (si tu t’en sens les forces, bien entendu) et travaille autre chose que les têtes. Il ne s’agit pas de réussir, mais de se perfectionner. Quel soulagement quand tu vas être seule, toute seule dans ton atelier, comme une petite mère tranquille ! Oui ! « l’Art est un dieu jaloux », tu as raison ; j’en sais quelque chose, moi qui lui ai tout sacrifié, à l’art ! Et encore à quoi, ou mieux à qui ? à loulou.

Verras-tu Me de Heredia ? Fais-m’en la description.

Ne t’inquiète pas du vieux manuscrit de l’Éducation. Il est écrit des deux côtés, n’est-ce pas ? Dans ce cas-là, tu peux le brûler.

Ah ! Les Thermopyles, avec ce bon Pouchet, c’est un rêve ! Mais dans dix-huit mois ne serai-je pas trop vieux pour l’accomplir ? ça me ferait pourtant du bien de prendre un peu d’air et de reposer mon malheureux cerveau.

Ta vieille Nounou t’embrasse.