Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1746

Louis Conard (Volume 8p. 134-136).

1746. À GUY DE MAUPASSANT.
Croisset, 15 août 1878.

La commission de Lagier est faite. J’ai envoyé ma lettre à Paris, ignorant l’adresse de Zola à la campagne. Mais vous pourrez dire à Lagier que c’est une rosse. Elle aurait pu, il me semble, se donner la peine de m’écrire ? Néanmoins, faites-lui une langue de ma part.

Dans votre dernière épître vous ne me parlez pas de votre pauvre maman. Je voudrais bien avoir de ses nouvelles. Restera-t-elle tout cet été à Paris ? Et vous, irez-vous à Étretat au mois de septembre ? Du 10 au 25 il est probable que j’embellirai la capitale de ma personne et nous pourrions nous y voir un peu. Mais ne dites mot à personne de ce projet.

Bouvard et Pécuchet continuent leur petit bonhomme de chemin. Maintenant je prépare le chapitre de la politique. J’ai à peu près pris toutes mes notes ; depuis un mois je ne fais pas autre chose et dans une quinzaine j’espère me mettre à l’écriture. Quel bouquin ! Quant à espérer me faire lire du public, avec une œuvre comme celle-là ce serait de la folie ! Cependant,

On a beau s’en défendre, on est toujours flatté
De se voir le premier dans sa localité.

Que dites-vous de ces deux vers, mon bon ? De qui sont-ils ? de Decorde ! Il les a lus la semaine dernière à l’Académie de Rouen. Je vous prie de bien les méditer ; puis de les déclamer avec l’emphase convenable et vous passerez un bon quart d’heure.

Maintenant parlons de vous.

Vous vous plaignez du cul des femmes qui est « monotone ». Il y a un remède bien simple, c’est de ne pas vous en servir. « Les événements ne sont pas variés. « Cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les « rapports », c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. « Les vices sont mesquins », mais tout est mesquin ! « Il n’y a pas assez de tournures de phrases ! » Cherchez et vous trouverez.

Enfin, mon cher ami, vous m’avez l’air bien embêté et votre ennui m’afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de p… ! Trop de canotage ! Trop d’exercice ! Oui, monsieur ! Le civilisé n’a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers, faites-en ! « Tout le reste est vain », à commencer par vos plaisirs et votre santé ; f… vous cela dans la boule. D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie, ou plutôt d’une hygiène profonde.

Vous vivez dans un enfer de m…, je le sais, et je vous en plains du fond de mon cœur. Mais de 5 heures du soir à 10 heures du matin tout votre temps peut être consacré à la muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons ! Mon cher bonhomme, relevez le nez ! À quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort ; c’est le moyen de le devenir. Un peu plus d’orgueil, saprelotte ! Le « Garçon » était plus crâne. Ce qui vous manque, ce sont les « principes ». On a beau dire, il en faut ; reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’Art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doit se f…, c’est de lui-même.

Que devient la Vénus rustique ? Et le roman dont le plan m’avait enchanté ?

Si vous voulez vous distraire, lisez le Diomède de mon ami Gustave Claudin, et ne lisez pas ce que je viens de lire aujourd’hui : Politique tirée de l’Écriture sainte, par Bossuet. L’aigle de Meaux me paraît décidément une oie.

Je me résume, mon cher Guy : prenez garde à la tristesse. C’est un vice. On prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère.

Je vous embrasse tendrement.

Votre vieux.

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