Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1741

Louis Conard (Volume 8p. 126-128).

1741. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, mardi soir [9 juillet 1878].

Bien que le mois de mai prochain soit loin du présent, je pense à lui, puisqu’alors je dois vous voir. À la fin de celui-ci j’espère être à moitié de mon abominable bouquin. En de certains jours je me sens broyé par la pesanteur de cette masse et je continue cependant, une fatigue chassant l’autre. C’est de la conception même du livre que je doute. Il n’est plus temps d’y réfléchir ; tant pis ! N’importe ! je me demande souvent pourquoi passer tant d’années là-dessus et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose. Mais je me réponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. Enfin mon acharnement à ce travail rentre tout à fait dans ce que le docteur Trélat appelle « la folie lucide ».

Vous me parlez de ***, qui ne vous semble pas forte. C’est tellement mon opinion que je ne vais plus la voir. À quoi bon ? À mon âge on ne doit plus rien faire d’inutile, pas plus que lire des « nouveautés ». Aussi ai-je abandonné dès la vingtième page le roman de mon ami Claudin[1]. Comment avoir la force physique d’écrire des choses pareilles ? Quel style ! Oh ! là là ! Et puis mes yeux commencent à se fatiguer et j’en abuse plus que jamais.

J’ignore Marius Topin et le roman de Richepin mêmement. Quant à l’abbé Michon (que j’ai connu jadis à Constantinople), son livre sur les écritures me semble celui d’un farceur. Avez-vous remarqué qu’il trouve ma signature « en coup de sabre » pareille à celle de Collot d’Herbois et de Fouquier-Tinville ? Peut-on dire des bêtises de cette force ? Et si c’est là une science, merci !

Banville m’a, ce matin, envoyé une nouvelle édition de ses Odes funambulesques. Les notes m’ont re-amusé. Notre jeunesse à nous autres, vieux romantiques, s’y retrouve un peu. À propos de romantiques, vous savez que j’admire absolument le discours du père Hugo au centenaire de Voltaire. C’est un des grands morceaux d’éloquence qui existent, tout bonnement. Quel homme !

Vous ai-je dit qu’il me fait une scie relativement à l’Académie française ? (lui et quelques autres, le bonhomme Sacy, entre autres). Mais votre ami n’est pas si bête ni si modeste. Partager le même honneur que MM. Camille Doucet, Camille Rousset, Mézières, Champagny et Caro, ah ! Non ! Mille grâces, « Rohan ie suys ». Tel est le fond de mon caractère.

Taine est un gobe-mouches qui devient un peu ridicule. On a eu tort de le refuser, mais il a eu tort de se présenter sous « l’égide de la réaction ». Quant à son livre, ce n’est pas ça. Si l’Assemblée constituante n’eût été qu’un ramassis de brutes et de canailles, elle eût vécu ce qu’a vécu la commune de 70. Il ne dit pas de mensonges, mais il ne dit pas toute la vérité, ce qui est une façon de mentir. La peur violente qu’il a eue de perdre ses rentes lors de « nos désastres » lui a un peu oblitéré le sens critique. Il ne suffit pas d’avoir de l’esprit. Sans le caractère, les œuvres d’art, quoi qu’on fasse, seront toujours médiocres ; l’honnêteté est la première condition de l’esthétique.

Quant à Henri Martin, c’est un pur idiot. J’ai lu de lui, cet hiver, des scènes historiques sur la Fronde, genre Vitet, qui sont d’un joli tonneau. Qu’on soit la lune d’un soleil, très bien ; mais l’être d’un lampion comme Vitet, c’est se mettre plus bas que les chandelles à 36.

Ah ! pauvre littérature, où sont tes desservants ? Qui aime l’Art, aujourd’hui ? Personne. (Voilà ma conviction intime.) Les plus habiles ne songent qu’à eux, qu’à leur succès, qu’à leurs éditions, qu’à leurs réclames ! Si vous saviez combien je suis écœuré souvent par mes confrères ! Je parle des meilleurs.

Allons, adieu. Écrivez-moi de longues lettres si vous pouvez. Vous ferez bien plaisir à votre ami.


  1. Les Caprices de Diomède.