Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1728

Louis Conard (Volume 8p. 109-112).

1728. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Paris, vendredi soir 1er  mars 1878.

Ce que je deviens ? Mais rien du tout. Je continue mon traintrain. Depuis deux mois je n’ai pas écrit une ligne, mais j’ai lu, j’ai lu a m’en perdre les yeux. Il m’a fallu repasser les « Histoires générales de la Révolution française » sans compter le reste. Mettez une moyenne de deux volumes par jour. Tout cela pour le passage que je vais faire, lequel dépend d’une division de mon chapitre, qui pourrait s’intituler : « De la critique historique », laquelle division n’aura pas plus de dix pages. J’espère dans six semaines avoir fini mon quatrième chapitre, après quoi je n’en aurai plus que six ! En de certains jours, je me sens écrasé, puis je rebondis.

Un vent de distractions culinaires a soufflé sur la capitale. Tout le monde se plaint de dîner en ville. J’ai beau inventer des blagues formidables pour me soustraire à ce dérangement, je le subis et j’en enrage. Aussi pour avoir plus de temps à moi, il m’a fallu (momentanément) lâcher des amis. Je n’ai été qu’une fois chez le père Hugo et je ne fais de visite à aucune dame ; ma chevalerie française est vaincue par la littérature. Par rusticité et égoïsme (économie d’heures), je n’ai point assisté aux funérailles de la pauvre mère Guyon. Voilà bientôt trois ans que je n’ai vu Sylvanire. Lors de ma dernière visite, je l’ai trouvée engouée de Cuvillier-Fleury, lequel est un joli coco. Je viens de lire (pas plus tard qu’aujourd’hui) ses « Portraits révolutionnaires » ; ça ressemble à du Sarcey prétentieux. Quel bon sens ! et quelle élégance !

Gambetta (puisque vous me demandez mon opinion sur ledit sieur) m’a paru, au premier abord, grotesque, puis raisonnable, puis agréable et finalement charmant (le mot n’est pas trop fort) ; nous avons causé seul à seul pendant vingt minutes et nous nous connaissons comme si nous nous étions vus cent fois. Ce qui me plaît en lui, c’est qu’il ne donne dans aucun poncif, et je le crois humain.

Ma nièce dessine et peint à s’en rendre malade. Dans deux ou trois ans, elle aura un vrai talent ; mais je ne veux pas qu’elle expose, préférant la voir débuter par une œuvre sérieuse.

Le Père Didon m’a donné de vos nouvelles il y a quelque temps. Je commençais à trouver l’absence de lettres un peu longue. Je me réjouis à l’idée de vous voir cet été, mais il ne faut pas venir au mois de juin, puisque je partirai d’ici à la fin de mai. Qui vous empêche d’avancer votre voyage d’une quinzaine, au moins ? Voyons, faites ça ! Soyez gentille ! Paris vous épouvante, je le comprends. La vue des lieux où l’on a souffert ravive la plaie. Pendant plusieurs années je me suis détourné de la rue de l’Est, tant je m’étais embêté atrocement dans cette rue-là. Au fond je ne regrette nullement ma jeunesse (et vous ?), ce qui ne signifie pas que je ne voudrais point rajeunir.

Eh bien ! et la mort du Pape[1] ! Voilà un événement qui produit peu d’effet ! L’Église n’est plus où on la mettait autrefois, et le Pape n’est plus le Saint-Père. C’est un petit nombre de laïques qui forme maintenant l’Église. L’Académie des Sciences, voilà le concile, et la disparition d’un homme comme Claude-Bernard est plus grave que celle d’un vieux Seigneur comme Pie IX. La foule sentait cela parfaitement à ses obsèques (celles de Claude-Bernard). J’en faisais partie. C’était religieux et très beau.

Que dites-vous du centenaire de Voltaire, monté et dirigé par Menier, chocolatier ? L’ironie ne le quitte pas, ce pauvre grand homme ; les hommages et les injures persistent comme de son vivant ! Après tout je dis une bêtise, car pourquoi un chocolatier serait-il moins digne de le comprendre qu’un autre monsieur ? Et la guerre ? Et les forfanteries de la perfide Albion tournant en eau de boudin ? Farce ! Farce ! « Toutes nos vocations sont farcesques », comme disait le père Montaigne. N’importe ! sans doute par l’effet de mon vieux sang normand, depuis la guerre d’Orient, je suis indigné contre l’Angleterre, indigné à en devenir Prussien ! Car enfin, que veut-elle ? Qui l’attaque ? Cette prétention de défendre l’Islamisme (qui est en soi une monstruosité) m’exaspère. Je demande, au nom de l’humanité, à ce qu’on broie la Pierre-Noire, pour en jeter les cendres au vent, à ce qu’on détruise la Mecque, et que l’on souille la tombe de Mahomet. Ce serait le moyen de démoraliser le Fanatisme.

Anacharsis Cloots disait : « Je suis du parti de l’indignation. » J’arrive à lui ressembler, ne trouvez-vous pas ? C’était d’ailleurs un drôle d’homme et pour qui j’ai un faible. Quand on le guillotina, il voulut passer après ses compagnons « pour avoir le temps de constater certains principes ». Quels principes ? Je n’en ai aucune idée, mais j’admire cette fantaisie.

Recevez toutes les tendresses de votre vieil ami.


  1. Pie IX.