Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1720

Louis Conard (Volume 8p. 99-101).

1720. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mardi 2 heures, 4 décembre 1877.
Mon Pauvre Chat,

Ta lettre est triste, et rien d’étonnant à cela, puisque je la reçois un mardi, jour pour moi néfaste ; mais d’abord, causons de ce qui te tient le plus au cœur : la peinture, l’Art sacro-saint.

Pauvre loulou, tu as des ennuis à cause de ta peinture ; mais, plus tu avanceras, plus ils augmenteront ! L’histoire des Arts n’est qu’un martyrologe ; tout ce qui est escarpé est plein de précipices. Tant mieux ! moins de gens peuvent y atteindre.

Ton parti est sage : « vole de tes propres ailes », avec le secours de Guilbert pour le dessin et, de temps à autre, un conseil de Bonnat.

Quant à de Fiennes, je souhaite que les choses s’arrangent, car ce serait bien embêtant et coûteux de déménager. Il sera toujours le plus fort, étant le propriétaire, c’est-à-dire ayant de l’argent. Jamais on ne m’a fait, à moi, la moindre réparation. Tout est locatif ! c’est convenu ! Donc, il faut céder ou s’en aller, et surtout en finir avec toutes ces histoires imbéciles qui usent votre énergie, dont on n’a jamais trop pour des choses plus sérieuses…

Ernest désire que tu fasses le voyage de Trieste avec lui, parce qu’il s’agit là-bas d’une décision grave à prendre et que tu as « l’esprit des affaires » : c’est le mot qu’il m’a dit l’autre jour. Je préférerais avoir ta gentille société pendant six semaines, ma chère fille. Néanmoins, je pense qu’il est raisonnable, pour une foule de raisons « majeures », de faire ce qu’il demande, « d’acquiescer » à son désir !

Ton oncle ayant tout à fait perdu le sommeil (par excès de pioche), a pris, hier, un bain de deux heures et, de plus, s’est purgé, de sorte qu’il a un peu dormi cette nuit et se porte, ce matin, comme un charme.

Je suis très content de Bouvard et Pécuchet ; mais que de chemin me reste encore à parcourir ! Que de livres à consulter ! que de difficultés ! Parfois, quand j’y rêve, la tête m’en tourne et je me sens écrasé par le poids de mon ambition.

Et le père Rabelais, qu’en fais-tu ?

Maintenant, qu’ai-je à te dire ? Rien du tout. Julio dort dans mon fauteuil ; il tombe une petite pluie fine. Je vais mettre ceci à la boîte, recopier cinq pages (la visite de Mme Bordin et du notaire au musée[1]), puis revêtir la robe de chambre du Moscove (laquelle fait mes délices) et m’étendre sur mon divan rouge afin de piquer un chien, si faire se peut.

Adieu, pauvre Caro.

Mme Pelouze n’a pas la prétention d’être une femme « supérieure » ; c’est toi qui en es une ! Elle est seulement très aimable, qualité rare dans les deux sexes !…

Fais la paix avec de Fiennes ! Dis-lui, comme Robert Macaire au gendarme : « embrassons-nous, et que ça finisse ! »


  1. Voir Bouvard et Pécuchet, p. 129.