Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1716

Louis Conard (Volume 8p. 92-94).

1716. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, samedi soir, 10 novembre 1877].

Je trouvais que vous m’oubliiez un peu, quand votre bonne lettre est venue me prouver le contraire. La grosseur du paquet m’a réjoui, mais tout n’est pas de vous, puisque les deux tiers ne sont qu’une épître de Goncourt. Eh bien ! J’aime mieux les vôtres ! Ce n’est pas ça que vous eussiez écrit, de Rome ! Quelle drôle de manie que de faire de l’esprit là où il n’y a pas à en faire ! et de vouloir se distinguer, être chic, au lieu d’admirer bêtement comme un bourgeois ! Voilà où mène la rage de l’originalité, l’abus de la littérature.

Aujourd’hui, ou plutôt ce matin, j’ai poussé un grand ouf ! Car je viens de finir mon abominable chapitre des sciences. L’anatomie, la physiologie, la médecine pratique (y compris le système Raspail), l’hygiène et la géologie, tout cela comprend trente pages, avec des dialogues, de petites scènes et des personnages secondaires ! Le tour est joué. Mais je ne suis pas encore au tiers de l’œuvre. J’en ai pour trois ans au moins. Jamais rien ne m’a plus inquiété. Oh ! si je ne me fourre pas le doigt dans l’œil, quel bouquin ! Qu’il soit peu compris, peu m’importe, pourvu qu’il me plaise, à moi, et à vous, et à un petit nombre ensuite. Il me serait bien doux de vous en lire un peu ; et à ce propos je ne vous trouve pas juste, ma vieille amie, quand vous me dites : je vous verrai à peine une heure en deux mois. Il y a deux ans, lorsque vous étiez à Paris, je ne suis pas sorti une fois, sans monter le petit escalier de votre maison. Après tout, je comprends que Paris vous attriste et vous assomme. Il arrive à me produire souvent cet effet. Je me complais dans mon nid de plus en plus, et tout dérangement m’est odieux.

Eh bien ! « notre sauveur » et les ministres restent en place ! Cet entêtement est sublime, mais il faut s’attendre à tout de la part des imbéciles, et je ne suis pas aussi rassuré sur l’avenir que les bons républicains. Néanmoins je regrette, au point de vue du comique, qu’on n’ait point poursuivi le père Hugo, pour son dernier bouquin[1] que, moi, je trouve superbe. Quelle narration ! et quel gaillard que ce bonhomme !

L’œuvre de Pouyer-Quertier (dit l’Hercule de Martainville) m’a bien diverti. Espérons que ledit Rouennais est notre dernier Sauveur, qu’après lui on ne verra plus de Messie, enfin qu’il ne nous reste aucune espérance ! Alors l’ère scientifique commencera. Mais nous en sommes loin, puisqu’on n’est pas sorti des incarnations, des représentations, des symboles et de la métaphysique la plus creuse !

Vous savez que j’attends avidement les obscénités de Pinard. Faites en sorte, au nom des dieux, que j’aie cette manne.

Avez-vous lu les Étapes d’une conversion de ce bon Féval, qui m’a l’air de devenir gâteux ? Payez-vous cela. Et il se présente à l’Académie ! Il voit en rêve les portes de l’Institut s’ouvrir, aspirant à la gloire de siéger entre Camille Doucet et Camille Rousset. Ah ! que tout est farce !

Je ne connais que les cinq ou six premiers feuilletons du Nabab et ne puis, par conséquent, vous en rien dire. J’ai peur que ce ne soit fait trop vite, mais le sujet est bien fertile. Votre histoire de Rochaïd-Dahdah m’a intéressé. Si j’étais plus jeune et si j’avais de l’argent, je retournerais en Orient pour étudier l’Orient moderne, l’Orient-Isthme de Suez. Un grand livre là-dessus est un de mes vieux rêves. Je voudrais faire un civilisé qui se barbarise et un barbare qui se civilise, développer ce contraste des deux mondes finissant par se mêler. Mais il est trop tard. C’est comme pour ma Bataille des Thermopyles. Quand l’écrirai-je ? Et Monsieur le Préfet ! Et bien d’autres ! C’est toujours bon d’espérer, dit Martin. Le désir fait vivre.

Ce que vous m’écrivez sur l’automne m’a charmé, car j’aime ainsi que vous les feuilles qui jaunissent, le vent tiède et triste comme un vieux souvenir d’amour, toutes les langueurs de l’arrière-saison, qui sont les nôtres. J’aimerais maintenant à me promener dans les bois, mais une promenade me dérange, et quand j’ai fait deux ou trois tours sur ma terrasse, je me recourbe sur mon pupitre, en gémissant. À cinq heures j’allume ma lampe et ainsi de suite.

Écrivez-moi de longues lettres comme la dernière ; c’est un régal et un fortifiant.


  1. Le Pape, 1 vol.