Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1573

Louis Conard (Volume 7p. 293-295).

1573. À GEORGE SAND.
Lundi soir [3 avril 1876.]

J’ai reçu ce matin votre volume, chère maître. J’en ai deux ou trois autres que l’on m’a prêtés depuis longtemps ; je vais les expédier et je lirai le vôtre à la fin de la semaine, pendant un petit voyage de deux jours que je suis obligé de faire à Pont-L’évêque et à Honfleur pour mon Histoire d’un cœur simple, bagatelle présentement « sur le chantier », comme dirait M. Prud’homme.

Je suis bien aise que Jack vous ait plu. C’est un charmant livre, n’est-ce pas ? Si vous connaissiez l’auteur, vous l’aimeriez encore plus que son œuvre. Je lui ai dit de vous envoyer Risler et Tartarin. Vous me remercierez d’avoir fait ces deux lectures, j’en suis certain d’avance.

Je ne partage pas la sévérité de Tourgueneff à l’encontre de Jack, ni l’immensité de son admiration pour Rougon. L’un a le charme et l’autre la force. Mais aucun des deux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’Art, à savoir : la Beauté. Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien ! Je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? (Je parle en platonicien). Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans. Si je continuais longtemps de ce train-là, je me fourrerais complètement le doigt dans l’œil, car d’un autre côté l’Art doit être bonhomme. Ou plutôt l’Art est tel qu’on peut le faire : nous ne sommes pas libres. Chacun suit sa voie, en dépit de sa propre volonté. Bref, votre Cruchard n’a plus une idée d’aplomb dans la caboche.

Mais comme il est difficile de s’entendre ! Voilà deux hommes que j’aime beaucoup et que je considère comme de vrais artistes, Tourgueneff et Zola. Ce qui n’empêche pas qu’ils n’admirent nullement la prose de Chateaubriand et encore moins celle de Gautier. Des phrases qui me ravissent leur semblent creuses. Qui a tort ? Et comment plaire au public, quand vos plus proches sont si loin ? Tout cela m’attriste beaucoup. Ne riez pas.