Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1571

Louis Conard (Volume 7p. 291-292).

1571. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, du 13 au 18 mars 1876.]

Vous avez très bien deviné l’effet complet que m’a produit la mort de ma pauvre muse. Son souvenir ainsi ravivé m’a fait remonter le cours de ma vie. Mais votre ami est devenu plus stoïque depuis un an. J’ai piétiné sur tant de choses, afin de pouvoir vivre ! Bref, après tout un après-midi passé dans les jours disparus, j’ai voulu n’y plus songer et je me suis remis à la besogne. Encore une fin !

La famille, qui est catholique, l’a emportée à Verneuil pour éviter l’enterrement civil et il n’y a eu aucun scandale. Les journaux en ont très peu parlé. Vous rappelez-vous le petit appartement de la rue de Sèvres ? Et tout le reste ? Ah ! misère de nous !

J’aurais dû vous répondre immédiatement, mais depuis trois jours je ne décolère pas : je ne peux mettre en train mon Histoire d’un cœur simple. J’ai travaillé hier pendant seize heures, aujourd’hui toute la journée et, ce soir enfin, j’ai terminé la première page.

Les inondations m’ont empêché d’aller à Pont-L’évêque. La nature, « quoi qu’on die », n’est pas faite précisément pour l’homme. Ce qu’il y a de beau, c’est qu’il puisse y durer.

La semaine dernière j’ai été voir aux Français le Philosophe sans le savoir. Quelle littérature ! Quel poncif ! quelle amusette ! Enfin j’étais si indigné que, revenu chez moi, j’ai passé toute la nuit à relire la Médée d’Euripide pour me décrasser de ce laitage. Comme on est indulgent pour les œuvres de troisième ordre ! Ah ! ça ne blesse personne !

Allons du courage ! Pensez quelquefois à votre vieil ami.