Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1564

Louis Conard (Volume 7p. 280-283).

1564. À GEORGE SAND.
[Paris, décembre 1875, après le 20].

Votre bonne lettre du 18, si tendrement maternelle, m’a fait beaucoup réfléchir. Je l’ai bien relue dix fois, et je vous avouerai que je ne suis pas sûr de la comprendre. En un mot, que voulez-vous que je fasse ? Précisez vos enseignements.

Je fais tout ce que je peux continuellement pour élargir ma cervelle, et je travaille dans la sincérité de mon cœur. Le reste ne dépend pas de moi.

Je ne fais pas « de la désolation » à plaisir, croyez-le bien, mais je ne peux pas changer mes yeux ! Quant à mes « manques de conviction », hélas ! les convictions m’étouffent. J’éclate de colère et d’indignations rentrées. Mais, dans l’idéal que j’ai de l’Art, je crois qu’on ne doit rien montrer des siennes, et que l’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L’homme n’est rien, l’œuvre tout ! Cette discipline, qui peut partir d’un point de vue faux, n’est pas facile à observer. Et pour moi, du moins, c’est une sorte de sacrifice permanent que je fais au bon goût. Il me serait bien agréable de dire ce que je pense et de soulager le sieur Gustave Flaubert par des phrases ; mais quelle est l’importance dudit sieur ?

Je pense comme vous, mon maître, que l’Art n’est pas seulement de la critique et de la satire ; aussi n’ai-je jamais essayé de faire, intentionnellement, ni de l’un ni de l’autre. Je me suis toujours efforcé d’aller dans l’âme des choses et de m’arrêter aux généralités les plus grandes, et je me suis détourné exprès de l’accidentel et du dramatique. Pas de monstres et pas de héros !

Vous me dites : « Je n’ai pas de conseils littéraires à te donner, je n’ai pas de jugement à formuler sur les écrivains, tes amis, etc. » Ah ! par exemple ! mais je réclame des conseils, et j’attends vos jugements. Qui donc en donnerait ! qui donc en formulerait, si ce n’est vous ?

À propos de mes amis, vous ajoutez « mon école ». Mais je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école ! A priori, je les repousse toutes. Ceux que je vois souvent et que vous désignez recherchent tout ce que je méprise et s’inquiètent médiocrement de ce qui me tourmente. Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par-dessus tout la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. Je les vois insensibles, quand je suis ravagé d’admiration ou d’horreur. Des phrases me font pâmer, qui leur paraissent fort ordinaires. Goncourt est très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller dans un livre, et moi très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions. Je donnerais toutes les légendes de Gavarni pour certaines expressions et coupes des maîtres comme « l’ombre était nuptiale, auguste et solennelle », de Victor Hugo, ou ceci du président de Montesquieu : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère. Elle le rendait cruel ».

Enfin, je tâche de bien penser pour bien écrire. Mais c’est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas.

Il me manque « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie ». Vous n’éclairerez pas mes ténèbres avec de la métaphysique, ni les miennes ni celles des autres. Les mots religion ou catholicisme, d’une part ; progrès, fraternité, démocratie de l’autre, ne répondent plus aux exigences spirituelles du moment. Le dogme tout nouveau de l’égalité, que prône le radicalisme, est démenti expérimentalement par la physiologie et par l’histoire. Je ne vois pas le moyen d’établir aujourd’hui un principe nouveau, pas plus que de respecter les anciens. Donc je cherche, sans la trouver, cette idée d’où doit dépendre tout le reste.

En attendant, je me répète le mot que Littré m’a dit un jour : « Ah ! mon ami, l’homme est un composé instable, et la terre une planète bien inférieure. »

Rien ne m’y soutient plus que l’espoir d’en sortir prochainement et de ne pas aller dans une autre qui pourrait être pire. « J’aimerais mieux ne pas mourir », comme disait Marat. Ah ! non ! assez, assez de fatigues !

J’écris maintenant une petite niaiserie, dont la mère pourra permettre la lecture à sa fille. Le tout aura une trentaine de pages. J’en ai encore pour deux mois. Telle est ma verve. Je vous l’enverrai dès qu’elle sera parue (pas la verve, l’historiette).