Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1563

Louis Conard (Volume 7p. 279-280).

1563. À GEORGE SAND.
Paris, 11 décembre 1875.

Ça va un peu mieux, et j’en profite pour vous écrire, chère bon maître adorable.

Vous savez que j’ai quitté mon grand roman pour écrire une petite bêtise moyenâgeuse qui n’aura pas plus de trente pages. Cela me met dans un milieu plus propre que le monde moderne et me fait du bien. Puis je cherche un roman contemporain, mais je balance entre plusieurs embryons d’idées. Je voudrais faire quelque chose de serré et de violent. Le fil du collier (c’est-à-dire le principal) me manque encore.

Extérieurement, mon existence n’est guère changée : je vois les mêmes gens, je reçois les mêmes visites. Mes fidèles du dimanche sont d’abord le grand Tourgueneff, qui est plus gentil que jamais, Zola, Alphonse Daudet et Goncourt. Vous ne m’avez jamais parlé des deux premiers. Que pensez-vous de leurs livres ?

Je ne lis rien du tout, sauf Shakespeare que j’ai repris d’un bout à l’autre. Cela vous retrempe et vous remet de l’air dans les poumons, comme si on était sur une haute montagne. Tout paraît médiocre à côté de ce prodigieux bonhomme.

Comme je sors très peu, je n’ai pas encore vu Victor Hugo. Ce soir pourtant, je vais me résigner à passer mes bottes pour aller lui présenter mes hommages. Sa personne me plaît infiniment, mais sa cour !… miséricorde !

Les élections sénatoriales sont un sujet de divertissement pour le public dont je fais partie. Il a dû se passer dans les couloirs de l’Assemblée des dialogues inouïs de grotesque et de bassesse. Le xixe siècle est destiné à voir périr toutes les religions. Amen ! Je n’en pleure aucune.

À l’Odéon, un ours vivant va paraître sur les planches. Voilà tout ce que je sais de la littérature.