Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1536

Louis Conard (Volume 7p. 241-243).

1536. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, lundi 3 heures [10 mai 1875].
Pauvre chat,

Hier, en sortant de chez toi, la grande porte n’a pas voulu se fermer derrière moi. Quelque chose retenait le battant ; j’avais beau tirer, il résistait : c’était ta concierge qui voulait sortir en même temps que moi. N’importe ! Cette cause toute simple ne m’a pas empêché de voir dans le phénomène une espèce de symbolisme. Le Passé me retenait.

Le voyage avec mon frère a été des plus silencieux, car nous avons dormi presque tout le temps. Je l’ai reconduit en fiacre chez lui et, comme j’avais grand’soif, je suis entré dans cette maison de ma jeunesse, dont la vue m’est si amère ! Mme Achille et sa fille étaient allées voir Saint-André. Je les ai rencontrées sur le quai de Croisset.

Émile et Julio m’attendaient sur la porte. J’ai rangé toutes mes affaires ; puis, le mal de tête m’a empêché de dormir. J’ai fait un tour dans le jardin, j’ai dîné, je me suis couché à 9 h. ½. J’ai été réveillé à 10 heures par les hurlements lugubres de mon chien, qui regrette ses compagnons de Couronne ; ils étaient d’une douceur et d’une tristesse inexprimables : on aurait dit le son d’une grosse flûte. Ils ne m’ont pas agacé, mais navré, et comme ils n’ont pas duré longtemps, je me suis endormi.

Ce matin, j’ai fait une visite à Fortin. J’ai écrit plusieurs billets. La lettre où je donne congé à M. Clausse[1] va partir en même temps que celle-ci ; — et voilà tout, ma chère fille !

Le jardin est charmant, et la maison en bon état, très propre et prête à te recevoir (un calme plat sur la rivière et un grand silence autour de moi). Je n’ai pas encore eu le cœur de faire ma tournée dans les chambres. Hier, je me sentais trop délabré, et aujourd’hui je veux, je veux à toute force travailler. La soirée d’hier n’a pas été précisément folichonne ! Mais il faut être philosophe. J’aimerais mieux être heureux, ce serait plus simple.

Cependant, si ton mari se tirait d’affaires, si je le revoyais gagnant de l’argent et confiant dans l’avenir comme autrefois, si je me faisais avec Deauville 10 000 livres de rente, de façon à pouvoir ne plus redouter la misère pour deux, et si Bouvard et Pécuchet me satisfaisaient, je crois que je ne me plaindrais plus de la vie.

En attendant, je vais m’y mettre (à mes affreux bonshommes). Je me suis raisonné. Il faut que ça marche. Dans quelques jours, je serai peut-être plus gaillard…

J’irai dîner à l’Hôtel-Dieu vers la fin de la semaine. J’ai besoin d’emprunter des livres de médecine à Achille et de lui faire plusieurs questions médicales. Mais je me propose de ne pas renouveler d’ici à longtemps cette partie de plaisir.

Mlle Julie n’a pas fait « les délices » du couvent de Sainte-Barbe. Il paraît que les bonnes sœurs se plaignent de ce qu’elle est « portée sur sa bouche ». Elle va revenir ici ce soir ou demain.

Je t’embrasse bien tendrement, ma pauvre chère fille.

Ton vieil oncle.

  1. Clausse, propriétaire de l’appartement de Flaubert, rue Murillo.