Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1535

Louis Conard (Volume 7p. 239-241).

1535. À GEORGE SAND.
[Croisset, 10 mai 1875].

Une goutte errante, des douleurs qui se promènent partout, une invincible mélancolie, le sentiment de « l’inutilité universelle » et de grands doutes sur le livre que je fais, voilà ce que j’ai, chère et vaillant maître. Ajoutez à cela des inquiétudes d’argent, avec des retours mélancoliques sur le passé. Voilà mon état et je vous assure que je fais de grands efforts pour en sortir. Mais ma volonté est fatiguée. Je ne puis me décider à rien d’effectif. Ah ! J’ai mangé mon pain blanc le premier et la vieillesse ne s’annonce pas sous des couleurs folichonnes. Depuis que je fais de l’hydrothérapie, cependant, je me sens un peu moins vache, et ce soir, je vais me remettre au travail sans regarder derrière moi.

J’ai quitté mon logement de la rue Murillo et j’en ai pris un plus spacieux, qui est contigu à celui que ma nièce vient de retenir sur le boulevard de la Reine-Hortense. Je serai moins seul l’hiver prochain, car je ne peux plus supporter la solitude.

Tourgueneff m’a paru cependant très content des deux premiers chapitres de mon affreux bouquin. Mais Tourgueneff m’aime peut-être trop pour me juger impartialement.

Je ne vais pas sortir de chez moi d’ici à longtemps, car je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pèse sur la poitrine comme un poids de cinq cent mille kilogrammes. Ma nièce viendra passer ici tout le mois de juin. Quand elle en sera partie, je ferai une petite excursion archéologique et géologique dans le Calvados, et ce sera tout.

Non, je ne me suis pas réjoui de la mort de Michel Lévy, et même j’envie cette mort si douce. N’importe ! Cet homme-là m’a fait beaucoup de mal. Il m’a blessé profondément. Il est vrai que je suis doué d’une sensibilité absurde ; ce qui érafle les autres me déchire. Que ne suis-je organisé pour la jouissance comme je le suis pour la douleur !

La page que vous m’envoyez sur Aurore qui lit Homère m’a fait du bien. Voilà ce qui me manque : une petite-fille comme celle-là ! Mais on n’arrange pas sa destinée, on la subit. J’ai toujours vécu au jour le jour sans projets d’avenir et poursuivant mon but (un seul, la littérature) sans regarder ni à gauche ni à droite. Tout ce qui était autour de moi a disparu, et maintenant je me trouve dans le désert. Bref, l’élément distraction me manque d’une façon absolue.

Pour écrire de bonnes choses, il faut une certaine alacrité ! Que faire pour la ravoir ? Quels sont les procédés à employer pour ne pas songer sans cesse à sa misérable personne ? Ce qu’il y a de plus malade en moi, c’est « l’humeur » ; le reste, sans cela, irait bien. Vous voyez, chère bon maître, que j’ai raison de vous épargner mes lettres. Rien n’est sot comme les geignards.