Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1470

Louis Conard (Volume 7p. 167-169).

1470. À SA NIÈCE CAROLINE.
Kaltbad-Righi (Suisse), dimanche, 6 heures, [12] juillet 1874.

Ah ! enfin ! Voilà donc une lettre de ma pauvre fille ! La vue de ton écriture m’a retiré un poids de dessus l’estomac ! d’autant plus que Daviron, à qui j’ai retélégraphié hier soir, ne m’a pas encore répondu ! Demain matin tu auras une lettre de moi à Neuville. Depuis quelques jours j’étais rongé d’inquiétude. C’est le fait de l’oisiveté, et peut-être aussi de ma tendresse pour mon Caro.

Est-ce que ma lettre et mon télégramme, envoyés d’ici au Rydberg ne vous sont pas parvenus ?

Ernest est-il content de son voyage sous le rapport commercial ? Que lui a dit et ordonné Guéneau de Mussy ? Mais d’abord auquel des Guéneau de Mussy a-t-il eu recours ? Est-ce l’ancien médecin des d’Orléans, ou bien Noël Guéneau de Mussy ? Ce dernier vaut mieux que l’autre. J’aurais préféré qu’il consultât Piorry ou Sée.

[…] Il me semble que cette fois vous ne vous êtes pas follement amusés en Scandinavie. Espérons que vos promenades hyperboréennes ne se renouvelleront pas de sitôt ! Quant à moi, je m’ennuie un peu moins, mais les premiers jours c’était intolérable. Je n’ai encore adressé la parole à personne. Oh ! je me repose le larynx. Quant aux dames que tu m’engages à courtiser, une pareille occupation est au-dessus de mes forces : elles sont toutes fort laides, mal habillées, grotesques, et Messieurs leurs époux, idem.

Presque tous les soirs il y a des orages, si bien qu’à l’heure destinée pour la promenade, je suis contraint de rester dans ma modeste chambre. 4 francs par jour ! Tu vois que je ne fais pas de folies ! Enfin dans huit jours le bon Laporte arrive, et avant la fin de la semaine prochaine, vers le 24 sans doute, je serai à Paris. Mais d’ici là, mon loulou, il faut m’écrire souvent pour me dédommager un peu. Les lettres n’arrivent de Paris que le troisième jour, le surlendemain.

Je t’ai dit, sans doute, qu’en désespoir de cause j’avais porté le Sexe faible au théâtre de Cluny. Le directeur m’a écrit (dès le surlendemain de notre entrevue, le 30 juin) une lettre restée quelques jours à Croisset et qui m’est parvenue hier. Cette épître est pleine d’enthousiasme. Il trouve ma pièce « parfaite » et croit à « un grand succès d’argent »… Il va engager un jeune premier du Gymnase pour le rôle de Paul, et Alice Regnault pour celui de Victoire. Son intention est de jouer la pièce le plus tôt possible, au mois d’octobre.

Je te prie de croire que je ne me monte pas le bourrichon du tout, me rappelant l’engouement de Carvalho, puis son refroidissement. Cependant, qui sait ? Je vais donc encore une fois remonter sur les planches, et me sens de force à affronter de nouvelles bourrasques ! Mais il me tarde d’être installé à Bouvard et Pécuchet, pour voir un peu la tournure qu’ils vont prendre. Les répétitions du Sexe faible me forceront à les lâcher. Mais j’aime mieux qu’elles arrivent maintenant que plus tard…

Pas n’est besoin de te dire, mon loulou, que dès que je serai revenu à Croisset, j’irai passer un dimanche avec vous.

Comme tu dois te trouver bien dans ta fraîche maison de Neuville ! Après tous ces trimbalements, il est doux de se reposer et de revoir Putzel !

Quel pot-au-feu je prendrai quand je serai de retour, et quelle cruche de cidre !

Avec lesquels je voudrais avoir l’honneur d’être, mon loulou,

Ton vieux
qui t’embrasse et te chérit.