Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1469

Louis Conard (Volume 7p. 166-167).

1469. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Vendredi [10 juillet 1874]. Kaltbad-Rigi, Suisse.

Comment allez-vous, Princesse ? Êtes-vous remise de votre mal de gorge ? Il y a quinze jours, quand j’ai dîné au bon Saint-Gratien, vous aviez l’air souffrante et, comme cet air-là ne vous est pas habituel, j’en ai été tout surpris et affligé.

Moi, je m’ennuie ici à périr. Si une vie pareille continuait, je me jetterais dans un précipice pour l’abréger. La prédiction de Popelin s’est accomplie : je fume beaucoup. Mais celle de M. Benedetti a raté : jusqu’à présent aucune Russe ne m’a offert son cœur.

Il n’y a autour de moi que des Allemands, presque tous des juifs de Francfort. Leurs épouses sont simplement hideuses et elles portent des toilettes qui ajoutent au désagrément de leur anatomie. Le paysage est très beau, sans doute, mais je ne suis pas en disposition pour l’admirer. Les pays sans histoire ne m’intéressent pas, étant plus sensible aux œuvres de l’Art qu’à celles de la Nature. Pour se plaire en Suisse, il faut être géologue ou botaniste, ou amoureux (car ce serait un joli endroit pour passer une lune de miel). De ces trois métiers, c’est encore le dernier dont je serais le plus capable. Mais avec qui la partager, la lune ?

Écrivez-moi un petit mot. La vue seule de votre chère écriture sera comme la goutte d’eau dans le désert.

Dans une quinzaine de jours, à la fin de l’autre semaine, j’espère bien vous aller faire une petite visite, avant de m’en retourner à Croisset.

D’ici là, Princesse, je suis à vos pieds et vous baise les deux mains.

Votre fidèle serviteur.