Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1462

Louis Conard (Volume 7p. 152-154).

1462. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset, 17 juin 1874.]

À moi aussi, cet abominable été agace les nerfs ! Je suis abîmé de douleurs dans tous les endroits de ma vieille machine. Je me sens profondément fatigué et triste. Pourquoi ?

Demain je recommence un voyage de découvertes pour mes deux bonshommes, car il faut que je trouve un pays pour les placer. J’ai besoin d’un sot endroit au milieu d’une belle contrée, et que dans cette contrée on puisse faire des promenades géologiques et archéologiques. Demain soir j’irai donc coucher à Alençon, puis je rayonnerai tout à l’entour jusqu’à Caen. Ah ! quel bouquin ! C’est lui qui m’épuise d’avance, je me sens accablé par les difficultés de cette œuvre, pour laquelle j’ai déjà lu et résumé 294 volumes ! Et rien n’est encore fait.

Quand je serai revenu de la Basse-Normandie, la semaine prochaine, je ferai mon paquet pour « les Champs de l’Helvétie » ou plutôt pour les monts d’icelle. Je ne vais pas à Saint-Moritz et je ne prendrai aucune eau. Je vais respirer un air pur sur le Rigi, rien de plus. On suppose que la pression barométrique, y étant moins forte, me décongestionnera en faisant refluer le sang vers les organes inférieurs. Voilà la théorie. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai besoin de repos.

Je vous recommande Haeckel, De la création naturelle. Ce livre est plein de faits et d’idées. C’est une des lectures les plus substantielles que je sache.

Mon opinion sur Schopenhauer est absolument la vôtre. Et dire qu’il suffit de mal écrire pour avoir la réputation d’un homme sérieux !

Je vous aime d’aimer Lucrèce. Quel homme, hein ? N’est-ce pas qu’il ressemble parfois à lord Byron ? M. de Sacy, membre de l’Académie française, m’a déclaré qu’il n’avait jamais lu Lucrèce (sic) ni Pétrone. « Mon Dieu, oui, cher monsieur, je m’en tiens à Virgile. » ô France ! Bien que ce soit notre pays, c’est un triste pays, avouons-le ! Je me sens submergé par le flot de bêtise qui le couvre, par l’inondation de crétinisme sous laquelle peu à peu il disparaît. Et j’éprouve la terreur qu’avaient les contemporains de Noé, quand ils voyaient la mer monter toujours. Les plus grands bénisseurs, tel que le père Hugo, commencent eux-mêmes à douter. Je voudrais disparaître de ce monde pendant 500 ans, puis revenir pour voir « comment ça se passe ». Ça sera peut-être drôle.

Un long baiser sur chaque main. Je vous écrirai de là-bas, au séjour des aigles. À propos d’aigle, comme les bonapartistes sont jolis ! Quels messieurs ! quelle moralité !