Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1439

Louis Conard (Volume 7p. 121-123).

1439. À GEORGE SAND.
Paris, samedi soir [28 février 1874].
Chère Maître,

La première du Candidat est fixée à vendredi prochain, à moins que ce ne soit samedi, ou peut-être lundi 9. Elle a été retardée par une indisposition de Delannoy et par l’Oncle Sam, car il fallait attendre que ledit Sam fût descendu au-dessous de 1 500 francs.

Je crois que ma pièce sera très bien jouée, voilà tout. Car pour le reste, je n’ai aucune idée et je suis fort calme sur le résultat, indifférence qui m’étonne beaucoup. Si je n’étais harcelé par des gens qui me demandent des places, j’oublierais absolument que je vais bientôt comparaître sur les planches, et me livrer, malgré mon grand âge, aux risées de la populace. Est-ce stoïcisme ou fatigue ?

J’ai eu et j’ai encore la grippe ; il en résulte pour votre Cruchard une lassitude générale accompagnée d’une violente (ou plutôt profonde) mélancolie. Tout en crachant et toussant au coin de mon feu, je rumine ma jeunesse. Je songe à tous mes morts, je me roule dans le noir. Est-ce le résultat de trop d’activité depuis huit mois, ou l’absence radicale de l’élément femme dans ma vie ? Mais jamais je ne me suis senti plus abandonné, plus vide et plus meurtri. Ce que vous me dites (dans votre dernière lettre) de vos chères petites m’a remué jusqu’au fond de l’âme. Pourquoi n’ai-je pas cela ? J’étais né avec toutes les tendresses, pourtant ! Mais on ne fait pas sa destinée, on la subit. J’ai été lâche dans ma jeunesse, j’ai eu peur de la vie ! Tout se paye.

Causons d’autre chose ; ce sera plus gai.

S. M. l’Empereur de toutes les Russies n’aime point les Muses. La Censure de « l’autocrate du Nord » a formellement défendu la traduction de Saint Antoine, et les épreuves m’en sont revenues de Saint-Pétersbourg, dimanche dernier ; l’édition française sera, mêmement, interdite. C’est pour moi perte d’argent assez grave.

Il s’en est fallu de très peu que la Censure française n’empêchât ma pièce. L’ami Chennevières m’a donné un bon coup d’épaule. Sans lui, je ne serais pas joué. Cruchard déplaît au Temporel. Est-ce drôle cette haine naïve de l’autorité, de tout gouvernement, quel qu’il soit, contre l’Art ?

Je lis maintenant des livres d’hygiène. Oh ! que c’est comique ! Quel aplomb que celui des médecins ! quel toupet ! quels ânes pour la plupart ! Je viens de finir la Gaule poétique du sieur Marchangy (l’ennemi de Béranger). Ce bouquin m’a donné des accès de rire.

Pour me retremper dans quelque chose de fort, j’ai relu l’immense, le sacro-saint, l’incomparable Aristophane. Voilà un homme, celui-là ! Quel monde que celui où de pareilles œuvres se produisaient !