Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1428
Puisque j’ai un moment de tranquillité, j’en profite pour causer un peu avec vous, chère bon maître. Et d’abord, embrassez de ma part tous les vôtres, et recevez tous mes souhaits de bonne année.
Voici maintenant ce qu’il advient de votre P. Cruchard.
Cruchard est très occupé, mais serein (ou serin ?) et fort calme, ce qui étonne tout le monde. Oui, c’est comme ça. Pas d’indignation ! pas de bouillonnements ! Les répétitions du Candidat sont commencées, et la chose paraîtra sur les planches au commencement de février. Carvalho m’en a l’air très content. Néanmoins, il a tenu à me faire fondre deux actes en un seul, ce qui rend le premier acte d’une longueur démesurée.
J’ai exécuté ce travail en deux jours, et le Cruchard a été beau. Il a dormi sept heures en tout, depuis jeudi matin (jour de Noël) jusqu’à samedi, et il ne s’en porte que mieux.
Pour compléter mon caractère ecclésiastique, savez-vous ce que je vais faire ? Je vais être parrain. Mme Charpentier, dans son enthousiasme pour Saint Antoine, est venue me prier d’appeler Antoine l’enfant qu’elle va mettre au monde. J’ai refusé d’infliger à ce jeune chrétien le nom d’un homme si agité, mais j’ai dû accepter l’honneur qu’on me faisait.
Voyez-vous ma vieille trombine près des fonts baptismaux, à côté du poupon, de la nourrice et des parents ? Ô civilisation, voilà de tes coups ! Belles manières, telles sont vos exigences !
J’ai été dimanche à l’enterrement civil de François-Victor Hugo. Quelle foule ! et pas un cri, pas le plus petit désordre ! Des journées comme celles-là sont mauvaises pour le catholicisme. Le pauvre père Hugo (que je n’ai pu me retenir d’embrasser) était bien brisé, mais stoïque.
Que dites-vous du Figaro, qui lui a reproché d’avoir, à l’enterrement de son fils, « un chapeau mou » ?
Quant à la politique, calme plat. Le procès Bazaine est de l’histoire ancienne. Rien ne peint mieux la démoralisation contemporaine que la grâce octroyée à ce misérable. D’ailleurs, le droit de grâce (si l’on sort de la théologie) est un déni de justice. De quel droit un homme peut-il empêcher l’accomplissement de la loi ?
Les bonapartistes auraient dû le lâcher ; mais pas du tout : ils l’ont défendu aigrement, en haine du 4 Septembre. Pourquoi tous les partis se regardent-ils comme solidaires des coquins qui les exploitent ? C’est que tous les partis sont exécrables, bêtes, injustes, aveugles. Exemple : l’histoire du sieur Azor (quel nom !) Il a volé les ecclésiastiques. N’importe ! les cléricaux se considèrent comme atteints.
À propos d’église : j’ai lu entièrement (ce que je n’avais jamais fait) l’Essai sur l’indifférence de Lamennais. Je connais maintenant, et à fond, tous les immenses farceurs qui ont eu sur le XIXe siècle une influence désastreuse. Établir que le critérium de la certitude est dans le sens commun, autrement dit dans la mode et la coutume, n’était-ce pas préparer la voie au suffrage universel qui est, selon moi, la honte de l’esprit humain ?
Je viens de lire, aussi, la Chrétienne de l’abbé Bautain. Livre curieux pour un romancier. Cela sent son époque, son Paris moderne. Pour me décrasser, j’ai avalé un volume de Garcin de Tassy sur la littérature hindoustane. Là dedans, au moins, on respire.
Vous voyez que votre P Cruchard n’est pas complètement abruti par le théâtre. Du reste, je n’ai pas à me plaindre du Vaudeville. Tout le monde y est poli et exact. Quelle différence avec l’Odéon !
Notre ami Chennevières est maintenant notre supérieur, puisque les théâtres se trouvent dans son compartiment. La gent artiste est enchantée.
Je vois le Moscove tous les dimanches. Il va très bien et je l’aime de plus en plus.
Saint Antoine sera imprimé en placards à la fin de janvier.
Adieu, chère maître. Quand nous reverrons-nous ? Nohant est bien loin ! et je vais être, tout cet hiver, bien occupé !